Revanche III

Légende 5 sur 11 de la série L'installation des Éveillés au Récif
 

« Ce n’est pas bon », commente Sjur Eido. Elle ne fait que confirmer les soupçons de Mara, mais elle balaie également le sang et les larmes, un service précieux qui permet à Mara de voir la forme réelle de la blessure qui divise son peuple. Ce n’est pas une blessure à proprement parler, même si elle s’occupe actuellement de la cicatrice d’Uldren et en retire de microscopiques fragments de métal déchus à analyser. Il s’agit de la faille dans son Récif, du schisme à nouveau schismatique, comme si le tremblement qui avait divisé son peuple et les Éveillés du Défluent émettait désormais de nouvelles répliques.

Elle aurait dû savoir que cela se produirait. Elle n’aurait pas dû tant parler de la Terre. « Et plus précisément ? »

Sjur enfonce son doigt dans les tripes d’Uldren à l’endroit où une ligne de métal en fusion a laissé une brûlure rouge. Bien qu’il soit sous anesthésie, il grogne. « Depuis la dernière assemblée, je dirais que trente pour cent de l’expédition veut aller sur Terre. Si vous demandez aux 891, même s’il n’en reste plus 891, c’est plutôt quatre-vingts pour cent. »

Mara laisse échapper un juron et tire une file ensanglantée de scories solidifiées de son frère. « Inacceptable. Nous ne pouvons pas perdre leurs compétences. » Ni leurs gênes. Les Éveillés doivent encore s’adapter à l’attrition de ce rude monde né de l’espace, et les mères indécises n’en sont qu’aux premières étapes de la conception de leurs bébés. Il est vital de conserver un patrimoine génétique diversifié. « De plus, les Déchus calculeront leurs trajectoires pour arriver jusqu’à nous. »

« Je sais, répondit Sjur sur un ton grave, c’est là que je mourrai. »

Le plus terrible dans ces paroles, c’est qu’elles frappent l’esprit de Mara telles des cartes face visible, comme une vérité déjà connue. « Inacceptable ! » lâche-t-elle furieuse. Sjur et elle se mettent immédiatement à rire, puis finalement, Mara remue la tête et grommelle : « Vous ne pouvez pas le savoir, Sjur. Personne ne le peut. »

« Moi, si. Je ne sais pas comment, mais je le sais. Je sais que ce sera mon choix, et que ce sera tout à fait héroïque. Du coup, cela me va. »

« Mais si tel est le cas, propose Mara pour éviter la conversation franche et personnelle qu’elles devraient avoir, si vous mourez lorsque les Déchus nous attaquent, alors cela veut dire que je ne pourrai pas empêcher ces gens de fuir sur Terre, que les Déchus nous trouveront et que nous sommes condamnés. » Elle imagine déjà des modèles complexes qui analysent la manière dont l’univers peut prendre en compte le destin ou la ruine, et sur la façon dont elle pourrait détruire de telles choses.

« C’est possible en effet. » Sjur extrait un lambeau extrêmement fin de peau morte de la blessure d’Uldren. « Pensez-y. Je suis la garde du corps de la Reine. J’ai toujours su que je périrai d’une mort violente. »

« Je ne suis pas la Reine. »

« C’est peut-être ça votre problème. » Elle donne une pichenette à Uldren sur la poitrine, laissant une contusion violette qui s’estompe. « Qu’est-ce qui se passe entre vous deux ? Vous ne parlez jamais de lui. Vous ne semblez pas même penser à lui. Mais il est prêt à se faire réduire en morceaux pour vous. Comment avez-vous pu être sa seule et unique sœur pendant tous ces siècles… sans lui adresser ne serait-ce qu’un sourire ? »

Les secrets, pense Mara. Il faut avoir des secrets afin que l’autre ait de la place pour remplir les vides à l’aide d’illusions heureuses. Deux vaisseaux attachés par un lien rigide se mettront en pièces s’ils essaient d’avancer. Mais une jonction lâche leur laisse de la marge de manœuvre, et peut-être plus rapidement libérée, le cas échéant.

Cela lui fait à nouveau penser à la prophétie de Sjur. Elle place délicatement l’éclat de métal dans la coupelle de dissection. « Vous ne mourrez pas. Je ne le permettrai pas. »

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Références