Fidéicide II

Légende 6 sur 18 de la série La vie des Éveillés dans le Défluent
 

« Cela ne devait pas se passer comme ça, murmure Alis Li alors que, bien au-dessous du Flèchenef, les barges funéraires sur le Lac des feuilles s’illuminent, engouffrées dans les flammes blanches du magnésium. Les voix des Paladines s’élèvent dans le vent estival : un chœur puis les voix individuelles des amants et amis proches chantant les louanges des défunts. Ils chantent la perte de leurs camarades. L’un des 891 est tombé aujourd’hui, fauché par un laser de matière, une arme basée sur le boson. Il ne restait pratiquement plus rien à incinérer. Ces armes sont du type de technologie malveillante qu’Alis pensait avoir verrouillé dans les coffres du Flèchenef. Elle en a confié à certaines de ses Paladines, quelques femmes dont elle ne peut se passer…

L’idée même que l’une d’elles ait rejoint la Diasyrme lui fend le cœur.

« Cela ne devait pas se passer comme ça », répète Alis. Elle n’a plus de confidente depuis presque cinquante ans, personne à qui livrer ses doutes. « Je t’assure que c’est vrai. »

« Je sais », répond Mara. Les eutechs l’avaient trouvée et l’avaient sortie de sa montagne dans l’un des vaisseaux à décollage et atterrissage vertical du Flèchenef qu’Alis n’avait utilisé que comme ambulance avant la guerre.

« La mission consistait à prolonger le voyage des humains sur un nouveau monde. » Alis faisait les cent pas sur le pont en bois accroché au sas du Flèchenef, à pratiquement un kilomètre au-dessus du lac. « À construire une société meilleure sur les principes d’égalité, de connaissance et de paix. J’ai la charte, Mara. Elle se souvient de ce qui m’est impossible. Il n’a jamais été question d’abandonner nos corps ou de briller comme les étoiles, ou… ou…, elle grogne de frustration et s’accroche à la balustrade. Ou quoi que ce soit d’autre dont je les aurais floués selon la Diasyrme. »

« Elle pense que vous leur avez refusé la capacité d’imaginer la divinité. »

Alis se retourne brusquement pour regarder l’autre femme. « Avez-vous initié ça, Mara ? »

« Rien n’a qu’un seul commencement », répond Mara.

« Est-elle venu vous voir sur votre montagne pour vous demander ce que j’ai fait ? Lui avez-vous répondu ? Est-ce pour cela qu’elle est si convaincue que je l’ai soumise à la simple humanité ? », demande-t-elle en avalant le fiel des mots de son ennemie.

« Je n’avais pas besoin de le lui dire. » Les cheveux blancs de Mara volent dans le vent chaud. Un troupeau de chevaux noirs parcourt l’horizon au nord, tous nés du ventre du Flèchenef. Ils sont pourchassés par une chasseuse aux longues jambes et son chien. « Vous ne gardez pas assez de secrets, votre Majesté. La Diasyrme peut avoir ouvert n’importe lequel de vos textes et avoir lu l’histoire de la façon dont vous la racontez : « Nous sommes nés lorsqu’un grand vaisseau s’est effondré dans une perle d’espace brisé. Je me suis éveillée en premier, et en m’éveillant, j’ai rassemblé le potentiel du vide en une forme que je connaissais… » Qui peut lire cette vérité sans entendre de l’arrogance ? »

Alis pensait que Mara allait dire cela. Alis pensait aussi que Mara tenterait peut-être de la pousser du balcon, mais elle sait à présent que cette peur est insignifiante. Mara n’est pas la Diasyrme, car elle connaît la valeur immense de la moindre vie d’un Éveillé.

« Pourquoi aimez-vous tant les mensonges ? », demande Alis à Mara.

« Pas les mensonges. » Le pâle éclat dans les yeux de Mara, la rougeur violette autour d’eux. « Les secrets. Même si nous partagions tous une seule vérité, nos esprits en produiraient tous une version différente. Nous parlons de ces sous-vérités et, à l’instar des fleurs aux différentes graines, les sous-vérités s’affrontent pour obtenir la lumière de notre attention. Au fil du temps, seules les variétés les plus féroces et les plus provocatrices restent. Ce ne sont pas nécessairement les plus véritables. Mieux vaut garder des secrets, votre Majesté. Mieux vaut s’occuper d’un grand mystère et affamer les fleurs avant qu’elles ne puissent grandir. C’est ainsi que je serais Reine. »

Au-dessus, le Lac des feuilles brille dans le cratère creusé par la proue en champignon du Flèchenef. Un par un, les bateaux funéraires s’en vont.

« Je veux mettre un terme à cette guerre, déclare Alis Li à la deuxième Éveillée. Je veux négocier la paix. J’ai besoin de l’aide de votre mère. Que demanderez-vous en échange ? »

Mara sourit poliment et incline la tête. « Rien de plus qu’une faveur future. »

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Références