Mémoire de Spectre : Ancienne Russie 3

Légende 4 sur 6 de la série La Chute de Raspoutine
 

Générale Chen Lanshu fait voler son planeur.

Elle contourne le nez en forme d’ampoule d’un des vaisseaux colonisateurs surplombant le Cosmodrome. Elle arrive à voir les différences de température, et elle surfe sur l’air glacial qui s’écoule des refroidisseurs du réservoir à carburant. Des turbulences la secouent de tout son être.

« Générale ! », envoie Malahayati. « Vous êtes en train de rendre Raspoutine assez nerveux. »

« Vraiment ? » Un grand sourire aux lèvres, Lanshu incline son planeur et lui fait faire des spirales de plus en plus proche du réservoir à carburant. La machine ne supporte pas la prise de risques. Le risque que prend la générale, d’une part, mais surtout le risque qu’elle impose aux vaisseaux de Raspoutine. « Est-ce qu’il a vraiment utilisé le mot « nerveux » ? »

« Il peut être charmant, vous savez. », lui explique l’Esprit subordonné. Même si Malahayati travaille avec Chen Lanshu, et même si cette dernière aussi est charmante, elle se trouve sur le territoire de Raspoutine, le roi tacite, le dirigeant officieux et méfiant.

Pas plus tard qu’hier, Lanshu discutait avec l’IA d’un vaisseau colonisateur qui appelait Raspoutine « le tyran ». Mais, il y avait bien une certaine tendresse dans ces mots. Et surtout, il n’y avait aucun manque de respect.

« Il n’a qu’à se montrer charmant en personne ! », propose Lanshu.

« Il est très réservé ces temps-ci. »

« Qu’il boude, alors ! »

Elle déploie ses bras et ses jambes et entame l’ascension d’une colonne thermique, tournoyant vers le haut, marquant une parabole au sommet puis s’éloignant des vaisseaux colonisateurs, en direction du mur défensif. Son planeur est comme une seconde peau, une extension de muscles synthétiques apprivoisés qui la font ressembler à un renard volant.

Elle survole le Cosmodrome à toute vitesse. Elle fait frétiller ses ailes au beau milieu d’un nuage de puces à capteur. Deux chars de combat de la division de sécurité font des manœuvres à la Friche aux phalènes.

« Je ne comprends toujours pas pourquoi vous êtes venue », dit Malahayati. Ce qui est sûrement un mensonge. Malahayati sait très bien comment fonctionne Lanshu. « Je ne comprends toujours pas pourquoi vous vous êtes cachée, hier, lors du décollage. »

Le décollage. SABRE VERT.  Le lancement discret d’une nouvelle arme apocalyptique en orbite par Raspoutine. Et tous les autres lancements qui ont précédé, pas seulement d’armes, mais de gens aussi, vu que le programme de colonisation a été accéléré. C’était comme si se disperser était devenu une question de vie ou de mort. 

Générale Chen Lanshu vire pour passer de l’autre côté du Mur. Que c’est beau ! Elle admire l’autoroute qui se déroule entre les collines verdoyantes et les montagnes grises. Elle se laisse aller un instant à imaginer qu’elle pourrait atterrir et se mettre à marcher au beau milieu de cette étendue sauvage interminable, abandonnant tout le reste.

« Essaye d’imaginer un instant ce qui se passerait si les choses tournaient mal », dit-elle. « La route couverte de cadavres, et les forces de sécurité ouvrant le feu sur des réfugiés qui essayent à tout prix de trouver une place sur un vaisseau. Des voitures qui s’étendent jusqu’à l’horizon. » Ces maudites voitures démodées, que tout le monde garde parce que le progrès est inégal et saugrenu dans ce monde post-Voyageur, où certaines choses ne changent pas.

« Vous vous attendez à ce qu’il y ait des violences ? » Malahayati utilise le ton diplomate et prudent qui lui permet de si bien gérer les émotions des êtres biologiques. « Vous pensez qu’il pourrait se produire quelque chose que nous ne pourrions prévenir ou contrôler ? »

En tant que militaire, ce n’était bien évidemment pas une chose que la générale désirait anticiper. Néanmoins…

Plus jeune, lorsqu’elle avait peut-être soixante ou soixante-dix ans, Chen Lanshu avait fait usage de son grade pour avoir la chance de visiter l’installation « Ne jamais être », à Taipei. En observant les images de la fresque, elle avait eu un horrible pressentiment. Une véritable terreur, qui n’était pourtant liée à aucune menace en particulier, s’était emparée d’elle. Et ça avait recommencé l’année dernière, lorsqu’on l’avait informée du projet de machine clairvoyante, à Lhassa.1

Elle frissonne. Ses ailes tremblent et frémissent dans le courant d’air.

« N’est-ce pas là précisément ce que nous nous devons de faire, Mala ? », dit-elle. « N’est-ce pas la raison pour laquelle il nous reste des soldats ? Et, ce pour quoi nous t’avons conçue ? Il nous faut être prévoyants. »

L’arrivée du Voyageur avait été complètement imprévue. Il était sorti de nulle part.

Imaginez un instant ce qui se serait passé s’il n’était pas venu en ami.

Raspoutine l’a supposé bien avant nous.

  ◄ Légende préc.Légende suiv. ►

 

 

Références