Elle ferme les yeux. Le monde du trône d’Oryx brise sa flotte, la bulle d’hurlespace inversé pulvérise la roche, le métal et la chair, comme si ces matières inférieures capitulaient face à la volonté devenue fait du Roi des Corrompus. Quelque part, Uldren hurle en signe de défi. C’est le moment du sacrifice ultime, l’incarnation du destin tragique des Éveillés : donner leurs vies pour protéger le monde qu’ils avaient jadis abandonné. La sensation de leur mort déchire Mara comme un sanglot.
Elle sent ses Tékiennes préparer des moyens de survie d’urgence. Shuro Chi la contacte, une supplique urgente mais muette pour que Mara vive. Il lui faut puiser dans toute la force millénaire de sa distanciation impassible et froide pour rejeter cette main tendue.
L’onde de choc frappe.
Mara meurt.
D’une certaine manière, elle est vaporisée avec son Ketch : le lien entre les particules de son être est questionné par l’éprouvante logique de l’arme d’Oryx et jugé négligeable. Le mécanisme de la dévastation est la fission spontanée. L’auteur de cette dévastation rit avec joie.
D’une autre manière, plus véridique et symbolique, elle est empalée sur la lame d’Oryx. Elle l’a provoqué de toute sa puissance, et il a répondu à l’appel. Il a soufflé sa nouvelle divinité et sa faible prétention à la royauté. Il a exposé Mara à l’hostilité crue et caustique de sa Guerre suprême. Elle a été vaincue par la logique de l’épée.
Elle danse le long de la lame et pénètre dans son monde du trône. Les Augures lui montrent la porte et elle franchit le pas. Elle est morte, consumée par Oryx. Elle est morte dans sa volonté, son Plan ascendant. Il n’y avait aucun autre moyen d’entrer .Inanna avait au moins prévenu son peuple, elle avait dit à son ministre que les fidèles devraient se lamenter, jouer du tambour, prier et se lacérer le derrière. Inanna avait dit à son ministre de prier les dieux pour la sauver. Mara ne l’a pas fait. Au lieu de cela, elle a fait appel à Eris et plusieurs millions de Gardiens dansant comme des fous pour qu’ils mettent un terme au dieu qui l’a tuée. Il s’agit, à ce niveau, d’un véritable braquage de banque : il suffit de se présenter comme un trésor pour rejoindre le reste du magot, et d’attendre que le propriétaire meure pour ressortir avec toutes ses affaires.
Mais même Inanna avait écarté tout le monde avant de traverser la dernière porte.
Mara pense à tous ceux qu’elle a connus, tous ceux qu’elle a perdus, et même au Yang Liwei et ce rayon de Lumière dans les Ténèbres les plus profondes. Elle est à nouveau là, ancrée, perdue dans le mystère. Son frère hurle après elle, essaie de la suivre, et elle ne peut regarder en arrière.
Elle a réfléchi à une logique bien à elle, à des secrets et des motifs cachés. L’univers ne s’est pas simplifié avec le temps. La vie est apparue partout où elle le pouvait, et même dans des endroits où les plus sensés trouveraient cela impossible. La tendance générale a toujours été vers plus de complexité et de sophistication, vers des moyens d’être plus riches et des pensées plus nourries. Toutes les parties d’une épée trahissent sa forme, mais les pièces d’une bombe ne ressemblent à l’arme qu’une fois assemblées .Le monde du trône d’Oryx essaie de déchirer son corps et sa psyché en un trillion de morceaux hurlants, mais Mara a survécu au chaos primordial incomplet avant l’espace et le temps. Elle est restée elle-même malgré des événements bien pire, et elle a une patience infinie. Eris réussira. Les Gardiens joueront leur rôle. Lorsque le pouvoir sur ce monde pourra être récupéré, Mara le fera, non pas comme un vainqueur qui s’empare du butin, mais comme un pilleur qui s’empare d’une pièce convoitée pour son chef-d’œuvre.
Lorsqu’un pion atteint l’autre côté de l’échiquier, il peut devenir une Reine. Et qu’est-ce qui éclot lorsqu’une Reine est promue ? Sur quel échiquier réclame-t-elle sa place ?
Mara le sait.
Elle se prépare pour la longue attente, totalement seule, pratiquement en paix avec cet état de fait.
Mara savait qu’Oryx utiliserait la super-arme du Cuirassé, qui est en fait la propulsion de son monde trône dans la réalité. Elle savait qu’elle mourrait pulvérisée par la puissance de sa volonté.
Elle comptait justement là-dessus pour s’introduire à l’intérieur du trône et s’accaparer ses trésors. Cette sagesse et cette duperie, c’est le fruit de sa logique de la bombe : sa méthode, faite de secrets, qui s’oppose à la logique de l’épée d’Oryx.