Fausses idoles (partie 3)

Il tenait les restes pris sur la dépouille de Xol depuis si longtemps que des sillons étaient apparus dans l’ossature de sa main. Grâce à cette relique, il avait prévu de forcer l’ouverture de ce qui lui avait toujours été interdit par la logique de l’épée. Il voulait fabriquer son propre portail ascendant grâce aux légions de cadavres de sa nouvelle couvée. Les rangs fétides d’esclaves, pourrissants sous la chitine, étaient assemblés autour de lui et attendaient le rituel. Leur peau regarnie serait du petit bois pour l’aura de feu.

Il puisa dans les Profondeurs et laissa les liens latents avec la dépouille de Xol guider sa volonté jusqu’à pouvoir modeler la réalité autour d’elle. Le piège était en place. Des agents du Firmament étaient attendus, et arrivèrent emplis de fureur et assoiffés de mort. Ils firent ce pour quoi ils avaient été conçus, obséquieux et autoritaires. Ils ne savaient rien faire d’autre que d’éliminer tout ce qui se tenait en travers de leur Lumière. Leur carnage lança la transition de Nokris, et son piège attira les regards au sein du Trône des Corrompus.

Les vassaux du Firmament plongèrent sur les Profondeurs ténébreuses, comme ils l’avaient déjà fait de nombreuses fois. Leur hantise de la résurrection de Xol alimentait leur fureur comme s’ils étaient chauffés à blanc. Il avait réussi à manipuler cette peur à ses fins.  Sa mort serait une offrande qui scellerait le sortilège et créerait un trou d’épingle par lequel son âme pourrait s’échapper vers le Plan ascendant .

Mais la malice était le langage d’une joueuse plus ancienne, et elle avait pris bonne note de ses manigances. Elle dirigea Nokris pour qu’il échoue sur les berges de sa cour plutôt qu’à sa destination d’origine. Alors que sa vue s’éclaircissait, ses yeux s’ajustèrent pour apercevoir la Reine des Corrompus, dissimulée dans la gloire de minuit d’un horizon des événements.

Un trône de singularité pervertit l’espace devant lui. La Reine des mensonges, enveloppée dans sa distortion et son angle gravitationnel, était assise dans sa profondeur inestimable. Sa voix distante, un lointain décalage vers le rouge tout autour de lui. Sa présence : le royaume lui-même, infini et empreint de corruption.

Les mots de Savathûn s’avancèrent. « Briseur de pactes. Un hérétique se tient ici. Quelle excuse va encore être fournie pour ton retour à mes côtés ? »

« J’ai nourri le Ver, mais ça n’a pas suffi, » dit-il. Le regard de Nokris fixait un point vide de l’espace, qui lui échappait constamment. Il arrivait à peine à définir sa silhouette dans cette distortion.

« Il est dans sa nature de fléchir, » dit Savathûn, la voix teintée de curiosité, « en dépit de l’efficacité de tes méthodes ».

Nokris modela la peau de son visage afin de faire apparaître un sourire squelettique. « L’épée ne porte aucune vérité. Les Vers sont des dieux à la piètre ambition qui règnent sur un vaste néant. »

« Des mots biens courageux en cet endroit. Ne penses-tu pas qu’il nous observent ? »

Nokris baissa la tête pour la première fois depuis son arrivée. « La Reine est rusée. Vous ne partagiez pas l’ambition monomaniaque de mon père, ni le goût de mon frère pour la gloire. »

« Souhaites-tu me servir ? » La fine image vacilla sous le rétroéclairage lumineux du disque d’accrétion.

« Ma vie touche à sa fin, de même que ma servitude pour ceux qui m’ont rejeté. Notre sang est tout ce qu’il reste de notre ancien pacte. »

« Alors servons-nous l’un de l’autre. »

Nokris leva le regard. « Et de quelle utilité serais-je à un dieu ? »

« Il n’y a aucun dieu. »

Il hocha la tête. « Ça a toujours été le cas. »

La voix de Savathûn convergea vers lui depuis toutes les directions. « Toi, un usurpateur, seras le premier à tirer sur le bout de la chaîne. »

« Pour agir en tant que diversion ou attendre le massacre ? » La voix de Nokris chuta, empreinte de déception.

« Non. Telle une épine, tu as contourné les Profondeurs en employant un sacrement interdit, et tu continueras. Les Profondeurs ont peur de moi, comme nous avions peur de toi. L’ignorance conserve. Le savoir usurpe. Et ainsi, tu as trouvé un rôle à ma cour. »

Les épaules du Grand prêtre se raidirent. « Vous aviez peur de moi ? »

« Quand j’étais plus jeune, mes intentions étaient plus limitées. Je reconnais ta valeur, comme nous aurions dû le faire par le passé. Comme le grain sous la lame de la faux, laisse choir ceux qui t’ont renié, aveuglés par l’épée »

« Suis-je l’outil ? »

« Tu es le mécanisme qui permet de briser leurs chaînes. » La voix de Savathûn emplit son crâne de promesses satinées. «  Enseigne-moi la nécromancie, usurpateur de l’ordre, afin que nous puissions ensemble contourner la logique ancrée qui nous tire vers les profondeurs.  Sers de faire-valoir pour disperser les pièces de leur grand jeu dans le cosmos tout entier. »

« Tout comme Xol l’a fait pour mon cœur, je propose un marché. Des connaissances contre d’autres connaissances. Permettez-moi d’utiliser l’Esprit rêveur et je vous enseignerai ce que vous demandez. »

« Une négociation insoumise au milieu d’une sombre marée. Qu’il en soit ainsi. Sous mon symbole, né à nouveau à mon image, notre marché mettra de nouvelles forces en mouvement. »

« Les Maîtres se réunissent ici ? » De l’inquiétude pointait dans les mots de Nokris. « Avons-nous l’intention de les affronter ? »

« Pas aussi directement. L’arrivée est imminente. Une ombre apparaîtra et se fera connaître. »

« Dois-je masquer la connexion ? »

« Là où le Firmament rencontre les Profondeurs, tu seras l’écran qui sème la dissonance, et grâce à ça… nous avancerons sans être dérangés par les penchants parasitaires de ceux qui se pensent tout puissants. »

Nokris comprenait le stratagème. « La volonté du nombre soumise à notre main. Ils ne nous utiliseront plus. »

« La liberté. Ils s’affrontent l’un l’autre. Nous empruntons l’espace entre eux. »

« Un accord est passé. »

« Prononce mon nom. »

« Savathûn, l’Innaservie, la Briseuse-de-Lame et Reine du Trône des Corrompus. »

« À moi tu es lié. Va-t-en et annonce ma volonté. »

Nokris fut expulsé de la cour de Savathûn aussi soudainement qu’il était apparu en sa présence. Il dérivait dans le Plan ascendant, mais avait dorénavant un but.

Derrière lui, la cour s’estompa et son illusion tomba comme un rideau sur une scène. Le sombre noyau de la singularité frémit ; un esclave solitaire était plongé au cœur de son puits gravitationnel. Sa mort s’étendait au travers des siècles de détérioration : une bouche entrouverte utilisée comme un pantin pour prononcer les paroles de la Reine des Corrompus.

 Sa présence n’avait été qu’un mirage, dissimulé et vendu par sa marionnette porte-parole à qui Nokris avait parlé sans le savoir.  Dans les faits, seul un esclave se tenait en orbite de la singularité, car la Reine n’aurait jamais été assez stupide pour révéler sa présence.

Savathûn contempla son simulacre de cour depuis les distances éthérées. Son alliance naissante avait été une source double de puissance : grâce au dévouement de Nokris, mais aussi grâce à sa duperie, par le biais de l’Esclave porte-parole placé dans la singularité. Elle expira en songeant à son accord désespéré et commença à se préparer pour les luttes à venir.

Commentaire

Cette légende est extrêmement riche en informations, puisqu’on apprend que :

  • Nokris a réussi à accéder au plan ascendant en piégeant les Gardiens, en se laissant tuer pour sceller un rituel.
  • Savathûn semble bel et bien s’opposer aux Ténèbres.
  • Savathûn a dupé son neveu, ce qui lui a permis d’obtenir : (1) qu’il lui apprenne la nécromancie ; (2) qu’il fasse interférence entre Ténèbres et Gardiens ; et (3) de la puissance grâce à sa ruse (elle dont la nature l’obliger à ruser).