Saladin se réveille. Pas de son sommeil. Rien d’aussi agréable.
De la mort ? Non. Pas encore. Mais d’un état inconscient. Combien de temps ?
Il essaie de se lever. Ses pieds ne touchent rien. Pas de sol en dessous. Il tombe. Non, il flotte. Des aiguilles de pin dansent dans l’océan de brume verte environnante. Les rayons du soleil plongent jusqu’à lui à travers la canopée. Sa tête perd tout repère dans l’ondulation des branches.
Un picotement épisodique se fait sentir sous sa vieille armure. Par réflexe, Saladin essaie de lever la main pour appeler Isirah. Trop engourdi pour y arriver. Il doit être blessé. Il se concentre sur sa respiration et sépare l’instinct de la raison. Il se tourne pour voir la blessure. Ses nerfs enfoncent des pointes dans son cou. Paniquer ? Non. Une douleur qu’il peut supporter. La réalité devient plus claire.
Le Seigneur de Fer est suspendu à une branche qui lui traverse l’épaule. Elle est épaisse de dix centimètres. À quoi bon porter cette fichue armure ? Saladin suit du regard le flot de sang sur son bras qui se sépare en petits affluents avant de se reformer au bout de ses doigts. Les gouttes voyagent jusqu’à une flaque soixante mètres plus bas. Le sang sera bientôt absorbé par la forêt. À côté du sang, un lance-roquettes en morceaux, forgé à partir d’un vieux mortier, perdu pendant l’attaque. Saladin s’appuie contre la hache sanglée dans son dos. Le bois grince contre cette colonne vertébrale artificielle. Saladin grimace en se hissant et découvre la falaise au-dessus.
De la fumée s’échappe de la crête, rendue concave par un obus d’artillerie visant le croiseur de Saladin. Des pillards, se dit-il. Une embuscade. Il fait le lien : quelqu’un voulait faire un exemple avec un Seigneur osant s’aventurer hors de son territoire. Radegast l’avait prévenu que des membres de la Relève sans foi ni loi fuyaient le plus loin possible pour échapper aux Seigneurs de Fer. Il avait parlé à Saladin de leur hostilité. De leur absence de morale. Saladin pensait les maîtriser.
Le reflet d’une lunette attire son attention tout là-haut, pointée dans sa direction. Des voix inconnues résonnent à travers les rochers, une silhouette appelle et d’autres la rejoignent. Saladin compte une demi-douzaine d’hostiles entre deux toux douloureuses. Ses doigts et ses poumons, frigorifiés, le font souffrir. Pendant un instant, Saladin imagine Dame Jolder plongeant à travers les nuages, dans un éclat de rire. Elle oblitère le flanc de la falaise sans hésitation avec un gigantesque javelot de foudre cryo-électrique. Ces hommes sans noms meurent et elle continue de rire alors que Saladin se joint à elle. Cette histoire deviendrait une anecdote embarrassante qu’on raconte autour du feu de camp et qui est vite oubliée, remplacée par une autre. Sa lucidité faiblit et, à cet instant, il arrive presque à sentir les cendres. À sentir l’orage approcher. La chaleur du feu, de ses amis. Aussi réelle que ses souvenirs érodés, fanés par le temps.
La Lumière se condense dans les doigts de Saladin. Des arcs cryo-électriques traversent l’écorce alors qu’il agrippe la branche qui lui transperce l’épaule. Elle fait un coude là où elle sort de sa poitrine. Autant la briser, pense-t-il. Les doigts brûlent le bois. Ils mordent et tournent. Le bois craque et cède alors qu’une balle siffle derrière lui à travers la canopée. Puis une autre, plus près. Le coup de fusil résonne le long de la falaise. Saladin concentre sa Lumière au cœur de sa main et libère le bout de branche coupé. Il se retrouve suspendu à la souche. Il inspire difficilement et balance sa jambe ankylosée vers l’arrière pour pousser sur le tronc derrière lui, utilisant sa botte pour propulser son corps contre le bois afin de lever ses os et les libérer de la branche. Son armure dégouline de sang et il sent que ses os sont fracturés. Il peut supporter la douleur. Il se le répète comme un mantra. Plonger directement vers le sol serait dangereux. Saladin se prépare à sauter.
Une balle touche son armure au niveau de la poitrine, coupant sa respiration. Il glisse et donne de violents coups de pied dans le vide. Son poids se transfère sur la branche cassée, la clavicule encaisse et il sent les fissures progresser dans l’os fracturé. Saladin rugit plus fort que les tirs et saisit son épaule.
« Isirah ! Sors-moi. De. Cet. Arbre », grogne-t-il.
Son Spectre apparaît devant lui. « Je croyais t’avoir appris à ne pas attendre après moi », lui reproche-t-elle. Elle se cache derrière lui pour éviter les tirs. « Tu n’es pas encore mort. Tu peux le faire. »
Saladin lutte pour retrouver l’équilibre. Il lève la tête et ses poumons se remplissent d’air dans une inspiration sifflante. Là-haut, plusieurs silhouettes se rassemblent autour d’un gros objet. Il entrevoit vaguement un canon antiaérien.
« Je me rends », dit-il en riant.
« Et que ferais-tu si je n’étais pas là, Forge ? Si on m’avait tuée ? » Son Spectre tapote l’arrière de son crâne avec une étincelle de Lumière. « Il n’y a que toi et ta Lumière. Le peu qu’il te reste. »
Lui et sa Lumière contre une arme de guerre. Mais ce n’était que des hommes, et lui : un ennemi de feu.
Saladin invoque le feu stellaire mourant qu’il a encore en lui, les derniers vestiges de sa volonté, brûlant comme une offrande à la Lumière. La flamme grandit à travers toute sa chair, s’insinuant dans les interstices de son armure, dévorant la branche. Autour de lui, l’arbre saigne sa sève sous forme de bulles sifflantes. Les flammes s’emparent de la branche et rejoignent celles qui naissent de l’armure du Seigneur de Fer. Des braises s’envolent comme aspirées vers le haut. Dans un bruit sec, il chute.
Les branches cassent contre ses jambes alors qu’il prend de la vitesse. Saladin utilise sa main valide pour saisir la hache dans son dos. Ses doigts touchent la poignée et sa Lumière solaire englobe l’arme. Il dégaine et plante la hache enflammée dans l’arbre. Elle ralentit sa descente, créant dans son sillage une averse de braise qui s’abat sur le sol de la forêt. L’effort exigé menace de briser Saladin en deux. Il tient jusqu’au bout de ses forces… et chute sur les dix mètres restants. Les cailloux l’accueillent dans un bruit sourd et humide.
Autour de son corps, une vapeur aux relents de sang s’échappe du sol carbonisé de la forêt. Il reprend ses esprits. Au-dessus, explosion, la canopée essuie un tir d’artillerie. Le bruit de la fragmentation passe en sifflant, offrant une douche d’éclats de métal. Saladin prend appui sur le tronc pour faire rouler son corps ravagé jusqu’à son lance-roquettes. Ses muscles menacent de se déchirer quand il l’épaule. Il pousse un hurlement : le baroud d’honneur d’une bête blessée. Il referme le lanceur éventré d’un coup de son avant-bras et ressoude le métal avec de l’énergie solaire avant de chercher la gâchette… Un autre obus tombe. La canopée s’ouvre brièvement pour laisser passer l’onde de choc. Saladin trouve une ligne de tir, vise et appuie sur la détente. Il regarde la roquette s’envoler et le tir de l’artillerie arriver droit sur lui.