III : Plaidoyer (partie 1)

Légende 3 sur 5 de la série La leçon de Saladin
 

Saladin passe la limite des arbres et se retrouve au pied d’un promontoire à moitié effondré. Derrière lui, la vieille forêt s’étend de toute sa largeur, l’ombre laissant doucement la place à l’aube. Isirah et lui ont marché deux kilomètres depuis le village de Kepre pour se rapprocher de l’emplacement du récepteur de l’Âge d’or.

En haut du promontoire, Saladin tourne son attention vers une cuvette assez profonde juste devant lui. Elle s’est écroulée sur elle-même sous la pression d’une des nombreuses invasions de la Terre. Une antenne rouillée, datant d’une époque lointaine, sort encore des décombres, au milieu de la végétation, des débris et autres paraboles démembrées. On peut encore lire l’inscription « POINT PERIHELION » sur l’antenne. En dessous, Saladin repère une trappe rouillée.

« Le signal de la cabane était celui d’un appareil enregistreur, explique Isirah. Sa transmission était reçue ici. »

« Donc, le voleur a placé un appareil de reconnaissance à l’insu des villageois », conclut Saladin.

« C’est malin, pour trouver des ouvertures, dit Isirah. Je détecte aussi un courant électrique. Il doit y avoir une batterie sous tous ces gravats. Le Pic de Felwinter pourrait en faire bon usage. »

« Des pillards semblent peu probables. Pas de violence dans le village, pas de luttes territoriales, et ils ont volé un cochon… dit Saladin. Ça me fait plutôt penser à un animal affamé. »

Isirah vrombit pensivement. « Si un animal sauvage se met à tuer du bétail, on l’abat. »

Saladin glousse. « Et les loups sauvages dont on a eu pitié deviennent des chiens fidèles, n’est-ce pas, Isirah ? »

« Parfois… un jour, soupire Isirah. Tu veux protéger les gens d’ici ? Donne aux Seigneurs les moyens de le faire avec l’appareil qui se cache là-dessous. Fais régner l’ordre avant qu’un Seigneur de Guerre ne prenne les commandes. Ne chasse pas des chiens errants dans l’espoir de les dresser. »

« Par chance, nous pouvons faire les deux. » Saladin se fend d’un rare sourire.

« Nous ne devrions pas compter sur la chance, Forge. »

Arrivé à la base de l’antenne, Saladin remarque que la rouille a été frottée à plusieurs endroits autour de la trappe. Il scrute les nombreuses cachettes possibles autour de lui, prêt à une embuscade. Rien n’apparaît. Vexé, il hausse les épaules et fait tourner la poignée de la trappe jusqu’à ce qu’un bruit sourd annonce son ouverture.

Saladin recule alors qu’une odeur putride lui assaille les narines. Il saisit la hache dans son dos et y met le feu. Les ombres dansent dans l’ouverture. C’est une pièce de taille moyenne dont la majeure partie est envahie par la végétation. Il s’agit apparemment des vestiges d’une tour de contrôle érigée pour assurer les communications dans une zone sans couverture. Des slogans écrits dans des langues mortes depuis longtemps tapissent les murs. Il n’ont aucun sens pour lui.

« Il y a quelqu’un ? » lance-t-il.

« Le carbone suggère une occupation récente par quelques personnes, une légère décomposition, mais l’interférence électrique brouille mes relevés. »

« Alors, faisons ça à l’ancienne », dit Saladin en se glissant dans l’ouverture. Ses pieds percutent le sol sous le poids de son armure. Isirah le suit de près. Un mouvement soudain capte son attention. Il se prépare à frapper quand une silhouette fonce sur lui en couinant.

Il saisit la truie en plein élan. Elle tape du groin dans sa main. « Elmi », grommelle Saladin. La truie frétillant entre ses bras, il balaie la pièce à la lumière de sa hache pour s’arrêter sur un coin sombre plein de détritus.

Isirah vise le même endroit et allume sa torche pour révéler un visage, une épaule sale et un canon qui dépassent des ordures.

« C’est un bon cochon ça. » La jeune fille le tient en joue, prise au dépourvu. Saladin hausse un sourcil en examinant son adversaire. C’est une sauvageonne de quatorze ans maximum, habillée de fourrures et couverte de terre.

« Je vais vous trouer. » Sa voix mal assurée cherche les bonnes syllabes. « Et je mens pas ! » Les yeux plissés de cette fille au corps chétif trahissent de nombreux traumatismes.

Saladin s’avance vers elle, sa carrure massive porte son ombre sur cette maigre silhouette. « Tu ne vas pas me tuer, petite. »

« Je prendrai votre démon quand vous serez mort. » La fille hésite un moment avant de crier : « Je sais qu’il donne la magie. Et Jaxxen aussi aura peur ! » L’expérience lui a ôté toute empathie, la moralité était un luxe datant d’une époque civilisée qu’elle n’avait jamais connue.

Isirah éclate de rire derrière Saladin. « Essaie donc. »

La fille tourne son fusil vers Isirah et fait feu. Saladin lâche Elmi, qui touche le sol en couinant, et arrête la balle en plein vol avec sa main avant qu’elle n’atteigne le Spectre. Il ramasse le projectile dans son gantelet, le sang coule du petit trou qui vient d’apparaître dans sa paume. « Celui à qui tu as volé ça n’y connaît rien en armement. »

Elle râle en serrant les dents et essaie de recharger le fusil à la hâte. Saladin fonce sur elle, lui décolle le fusil des mains et la lève par le col. Elle fixe son regard dans le sien et se prépare à recevoir le coup mortel.

« Maintenant que tu m’écoutes… » Il la repose sur le sol. « Assieds-toi, petite. »

Elle affiche l’expression dure et fuyante de quelqu’un qui cherche à survivre, le cœur battant la chamade. Il a déjà rencontré cette confusion. Celles de ceux qui naissent et grandissent avec rien.

Saladin sait que le vol est puni de mort, mais aussi qu’elle n’avait pas le choix. Il connaît aussi la force d’un potentiel, la force de la justice et de la pitié. Elle a besoin de trouver du sens pour tenir le coup face à la montagne de folie que le monde est devenu.

« Et tu t’appelles ? »

« Tuez-moi et puis c’est tout. »

« Je ne suis pas un Seigneur de Guerre, petite. » Saladin, le banneret, plante fermement sa hache enflammée dans le sol, le sang continue à couler de sa main sur la poignée. « Je ne vais pas te tuer, je vais te montrer comment on peut vivre. »

Les yeux de la jeune fille fixent la hache pendant un long moment. Elle refuse les rations qu’il lui propose. Comme si on ne lui avait jamais rien donné sans lui demander dix fois plus en retour.

« Dernière chance. Ton nom ? »

« Fera. »

« Si tu avais faim, je suis sûr que les villageois t’auraient accueillie. L’hiver approche et voler… Ils auraient pu mourir de faim à cause de toi. »

La fille le regarde d’un air absent. « Jaxxen a dit d’apporter des cadeaux. Il a promis de rendre mon frère. »

Isirah soigne la main de Saladin d’un trait de Lumière. « Et l’a-t-il fait ? » demande-t-elle.

L’expression neutre de Fera se craquèle. Saladin regarde les tas de détritus derrière elle, éclairés par la lumière d’Isirah. Le corps d’un enfant emmailloté est enfoui au milieu.

Il pose affectivement sa main sur l’épaule de la fille. « Emmène-moi à Jaxxen. »

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Références