Ses narines s’emplissent d’une odeur d’herbe brûlée, comme s’il reniflait des sels. Il émerge de l’abîme pour entrer dans une nouvelle vie, le dos appuyé contre un immense pin qui brûle lentement. Saladin cligne des yeux pour y voir plus clair et aperçoit le cratère qui remplace le bout de falaise où sa roquette a frappé. Bien, pense-t-il en retirant quelques fragments de métal de son armure. Isirah apparaît dans la fumée juste devant lui et lévite sous son nez, sa coque encore imprégnée de Lumière.
« Bienvenue. Tu as perdu », annonce Isirah d’une voix glaciale.
« C’était un match nul. » Saladin se relève et essaie de saisir maladroitement le talisman suspendu à son cou. Il replace le bout de fer gravé derrière son plastron. « Ils sont morts, non ? »
« Il y a un million de pillards, mais un seul Saladin », rétorque Isirah d’un ton sec avant de se planter juste devant ses yeux. « Un match nul est une défaite. On doit faire mieux que ça. »
« On ? » Saladin plisse les yeux et libère sa hache du tronc carbonisé.
« Répare ce que tu as cassé. » Isirah lui avait souvent répété cette leçon. « Tu aurais dû ouvrir le feu sur la route, sans hésiter. Je t’avais prévenu qu’ils n’étaient qu’un leurre. »
« Et tu vas encore te reposer longtemps sur tes lauriers pour cette prédiction ? » grogne Saladin.
La coque d’Isirah se resserre, comme un serpent s’enroule sur lui-même. « Est-ce que tu as un plan pour la suite ? »
« Continuer à chercher vers l’est. Le code de diffusion datait peut-être de l’Âge d’or, mais le signal était faible quand on l’a capté. Ça ne peut pas être loin, et notre patrouille peut patienter pendant qu’on tire cette affaire au clair. »
« Bien observé. Je suis d’accord. » dit le Spectre d’un ton sec en s’éloignant déjà dans la direction choisie.
Saladin se tourne vers le pin en feu et retire son gantelet. Du sang s’est coagulé dans des bouts de cuir sous ses ongles. Il pose la main contre le tronc. Cet arbre était sûrement là depuis des siècles, ses racines loin dans le sol, ses branches marquant son territoire dans la grande forêt. Comme tant d’autres arbres. Ils avaient tous leur espace, grâce à cette timidité botanique que partagent toutes les choses anciennes. S’il était né dans cette forêt, il resterait persuadé que l’arbre avait toujours été là.
Il sent toute la chaleur émaner du bois ancien qui flambe tout là-haut. La Lumière crépite encore au milieu du tronc fendu. Sa Lumière. Si on la laissait faire, elle détruirait ce vieux pin, le réduirait en cendres. Saladin se la réapproprie, lui donne l’ordre de se retirer pour éteindre le feu. L’arbre guérira et la blessure s’estompera. Cette cicatrice marquera un moment de lutte qu’il a surpassé. Avec assez de temps, elle deviendra familière.
« Quelqu’un approche », informe Isirah d’une voix calme.
« Ils sont armés ? » chuchote Saladin, sa main glissant lentement vers sa hache.
Avant qu’Isirah ne puisse répondre, un homme maigre portant un habit de lin grossier apparaît en trébuchant. La terreur se lit sur son visage alors qu’il aperçoit Saladin.
« Je… Je n’ai pas d’arme », dit l’homme avec un fort accent local. Il regarde l’équipement de Saladin. « Vous… êtes un Seigneur de Fer ? » Son admiration est évidente.
Isirah s’immisce entre les deux hommes. « Vous n’avez pas entendu les explosions ? On ne vous apprend donc rien par ici ? »
« Il y a pas mal de gars paumés qui se battent, ici… dit-il en baissant le regard. Parfois, ils laissent du matériel, des armes… »
« Vous jouez les busards », l’accuse Saladin.
« Non ! répond l’homme en levant les mains. C’est eux qui ont commencé. On doit trouver des armes pour se défendre. »
« Je vois. » dit Saladin en hochant la tête.
« Est-ce que vous avez une radio ? » demande Isirah.
L’homme laisse échapper un petit rire avant de réaliser que la Spectre était sérieuse. « Oh. Euh, non ? »
« Nous perdons notre temps », chuchote Isirah à Saladin.
L’homme insiste. « Je vous en prie, attendez, faites preuve de pitié. » Il met une main sur sa cuisse et pose lentement un genou à terre. « Les Seigneurs de Fer protègent les gens. Vous tuez les monstres. » Il lance un regard furtif à l’homme et son Spectre. « Vous voulez de l’argent ? »
Saladin soupire. « Nous ne sommes pas des mercenaires. »
« À manger alors ? Et meilleur que ce qu’on peut récupérer ici », dit-il en offrant un bout de pain dur qu’il sort de son sac à dos. « Une armure et des vêtements lavés ? Des couvertures, de l’eau propre et… une bonne compagnie autour d’un bon feu. » L’homme hoche la tête avec enthousiasme.
Saladin fait tourner la maigre portion de pain rassis dans sa main. Entre l’hiver et les radiations potentielles, la bonne nourriture est rare par ici, ce qui fait du vol un crime grave. Il sait que l’homme ment sur leurs ressources, mais seulement par désespoir. Ce même désespoir qui vous pousse à aller vers les explosions. « Comment vous appelez-vous ? »
« Ah ! Kepre. Je m’appelle Kepre. »
« Vous avez dit qu’on vous avait volés, Kepre ? »
« Des choses irremplaçables. La dernière fois que des voleurs sont venus, le village a perdu Elmi, dit Kepre en retenant ses larmes. Nous mourrons de faim si personne ne les arrête. »
« Montrez-moi. »
L’homme les mène sur un sentier peu emprunté, reconnaissable à des poteaux plantés à la main qui portent des panneaux illisibles représentant une route. Direction sud-est, jusqu’à ce que les arbres se fassent plus rares et que l’odeur du blé et du bétail dans la boue remplace celle des pins. Isirah et Saladin se tiennent à quelques pas derrière Kepre quand ils arrivent sur un petit enclos à cochons à peine clôturé, traversé par un chemin. Saladin remarque que la clôture sert plus à empêcher les cochons de partir en balade qu’à les protéger d’un danger extérieur. Il repère d’un coup d’œil rapide une poignée d’abris rouillés en tôle ondulée tout autour du chemin des cochons, qui encerclent un entrepôt et une cabane mieux entretenus. Juste à côté, une humble étable réservée à une chèvre qui mâchonne les manches de Saladin à son passage.
Les quelques familles vivant là fixent Saladin qui patauge dans l’entrée boueuse, Isirah flottant juste derrière. Kepre annonce le duo comme des sauveurs. Les mots sonnent faux aux oreilles de Saladin, mais il accepte de serrer des mains et écoute leurs histoires comme autant d’indices pour trouver les voleurs. Malgré le peu qu’ils ont à donner, ces gens expriment une fierté naturelle. Celle qu’ont ceux qui sont partis de rien pour arriver à quelque chose. Saladin ne peut s’empêcher de sourire face à tant de persévérance.
« Ils ont pris Elmi dans son enclos, dit Kepre. Effrayé notre chèvre. Avec mon fils, on les a pourchassés, mais ils sont repartis avec elle et la moitié de notre réserve de viande séchée. » Il se tord les mains.
« Elmi est un cochon », dit Saladin d’un ton neutre.
Kepre acquiesce, la larme à l’œil. « Notre seule truie. Sans elle… Sans elle, nous allons mourir de faim. »
Isirah volette près de Saladin en scannant la zone. « Forge, je doute qu’ils soient au courant, mais cette transmission de l’Âge d’or capte un signal venant de la cabane. »