L’homme ouvrit les yeux et prit une profonde inspiration sereine. Pratiquement rien n’était à l’endroit où il s’en souvenait. Eaton avait disparu. Tout avait été soufflé. Le climat clément était la seule raison qui permettait aux abris et aux cabanes composant le plus gros de la ville de tenir encore debout.
Mais la tempête libérée par l’affrontement des divers Porteurs de Lumière n’avait laissé derrière elle que la terre brûlée, les ombres et les os des morts. Le crépuscule était rouge sang. Le Spectre planait au-dessus de lui.
L’homme regarda ses mains. Il tenta de rire, mais toussa à la place.
« Est-ce que ça va ? », s’enquit le Spectre.
Il se releva, plus droit qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Il était plus simple de ressembler aux autres en ayant le dos voûté.
« Germain ? », l’interrogea le Spectre.
« Ce n’est pas mon nom. »
« Vous laissiez les autres vous appeler ainsi. »
L’homme se retourna pour observer son Spectre. « Ce n’est pas mon nom. L’un des Seigneurs de guerre a mentionné avoir repéré un Spectre solitaire. As-tu été négligent ? »
Le Spectre hocha la tête. « Je suis désolé. Je cherchais un nouvel itinéraire de bétail pour vous, et je me suis laissé emporter. »
« Je ne demande pas grand-chose, rétorqua l’homme en secouant la tête. Une pelle. Trouves-en une. »
Le Spectre analysa les débris et les cendres avant de découvrir une pelle calcinée, la soulevant dans un lasso de Lumière.
L’homme rassembla lentement tous les os qu’il put trouver et se mit à creuser.
« L’enfant. Yu », reprit le Spectre.
« Arrête de parler », coupa-t-il.
« Que vous a-t-elle dit ? Vous lui parliez à la fin. »
Il ne répondit pas. Il ne répondrait pas à cette question de son Spectre avant plusieurs vies, mais il s’en rappellerait toujours.
« Vous auriez pu l’aider. »
La pelle frappa plus fortement le sol. « Je t’ai dit de la boucler. »
« Vous auriez pu les sauver tous. »
L’homme n’avait rien à dire.
Il avait dû faire plus de bruit qu’il ne le pensait, car à peine avait-il fini de creuser une tombe suffisamment grande pour les os qu’une voix l’appela. Il lâcha la pelle, fixant du regard la place vide et les ruines fumantes de la grange des Diaz.
Eaton avait disparu. Ce n’était plus la peine de garder son secret.
Il parcourut la distance à une vitesse et avec une aisance qui auraient sidéré ses voisins, et tourna au coin pour découvrir Judson, au sol, appuyé contre la porte de la grange. Il avait un révolver à la main et ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il reconnut l’homme et son Spectre.
Judson leva l’arme d’une main tremblante. Son autre main serrait une tache sombre sur son flanc.
« Il a perdu beaucoup de sang », indiqua le Spectre, sa Lumière balayant la scène.
« Tu étais l’un d’eux depuis le début », ricana Judson.
L’homme gloussa. « Toutes mes vies, frère. »
« Tu nous as fait tuer, espèce de fils de… »
L’homme fit sauter l’arme à feu de la main de Judson sans la moindre précipitation. Il s’agenouilla pour le pointer du doigt. « Non, non. C’était toi. Ces Seigneurs de guerre t’ont attrapé. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien faire d’autre ? J’ai voulu t’empêcher de partir, mais je ne pensais pas en avoir le droit. »
Judson tendit le bras pour lui serrer la gorge. L’homme attrapa sa main et la serra dans une écrasante poignée de main semblable à un étau. Judson fronça les sourcils et tenta de se débattre, mais il était épuisé, mourant, et l’homme avait bien plus de force que ne le laissait penser sa carrure.
L’homme leva son autre main, écarlate dans une lueur solaire, et la plaça contre la blessure de Judson. Son ancien ami lâcha une plainte suraiguë, mais ne put se libérer de l’emprise de l’homme, bien qu’il tenta d’y parvenir à plusieurs reprises.
L’homme hocha la tête en direction de Judson tout en s’adressant à son Spectre. « Vois-tu qu’il n’abandonne jamais ? C’est parce qu’il sait que cette vie est la seule qu’il ait. Aucune peur.
Ces membres de la Relève ? » L’homme termina de cautériser la plaie et se servit de sa main soudainement froide pour pointer au hasard dans la nuit tombante. « Ils seraient morts depuis longtemps s’ils étaient comme lui. Tout ce qu’ils connaissent, c’est la guerre. Cet homme survit. »
Judson émit un gargouillis. Il ne luttait plus, mais l’homme n’avait pas pour autant relâché la pression sur sa main.
« Tu voulais que je le sauve ? Même si cela fonctionne, il ne pourra jamais me montrer comment vivre. Pas sa manière de vivre. Et ça, c’est ta faute. »
Le Spectre observa, mais procéda à de légers ajustements de son armure orbitale et envoya des analyses de Lumière sur toutes les ruines de la ville. S’il restait des Seigneurs de guerre ou des Seigneurs de Fer à proximité, ils devraient s’enfuir.
L’homme se releva. Judson était mort.
« Vous auriez peut-être dû lui dire que vous apportiez du bétail vivant de centaines de lieues à la ronde et le relâchiez pour qu’il l’attrape », suggéra le Spectre.
« As-tu vu à quel point il était heureux ? Comme ils l’étaient tous ? Ils avaient à manger, répliqua l’homme. Donnez à quelqu’un quelque chose à poursuivre et vous lui donnez un but.»
« Vous êtes pathétique. C’est là tout ce que vous souhaitez être ? Un éternel menteur qui joue à la poupée avec les réfugiés ? Ces gens sont morts à cause de nous ! »
« J’ai vécu ici parmi eux. »
« Vous pourriez être bien plus que cela. Laissez-moi vous montrer la puissance de votre Lumière. »
L’homme passa à côté de son Spectre et emmena le corps de Judson jusqu’au centre de la ville. Il se remit à creuser, et remarqua la coquille vide sphérique boursouflée qui dominait les cieux. Cela faisait un petit moment qu’elle était sortie de sa vie, mais elle semblait plus proche de la Terre ce soir.
Il leva une main pour la saluer à l’aide d’un seul doigt, sous le regard du Spectre.
« Comment ça va ? », demanda-t-il en adressant un sourire de façade aux cieux.