De l’esprit de Match, conseiller de l’ombre du véritable Empereur. Sur le Léviathan, traversant un lieu touché par la famine.
Aujourd’hui, je remplis le gobelet Y de lithium afin que mes ancêtres ne manquent jamais de métal. Mon unique but et toutes mes pensées vont vers mon Empereur, Calus, souverain autrefois et à l’avenir.
Nous avons travaillé avec tant d’acharnement que j’ai négligé ce journal. Cependant, nous traversons à présent un lieu privé de tout, une clairière brûlée dans la forêt galactique, et je me retrouve avec le temps de penser.
C’est peut-être pour ça que mon Empereur est à nouveau venu me voir.
Les fac-similés robotiques qu’il fabrique lui ressemblent étrangement. Du moins, ils ressemblent au Calus dont je me souviens. J’ai la très nette impression que sa véritable forme n’est plus celle de l’Empereur que je connaissais. Il n’est peut-être plus qu’une bouche maintenant, souriant, riant et mangeant à l’envie…
Mais j’ai choisi de croire qu’il est encore doté d’une âme. Pourquoi venir me voir sinon, si ce n’est qu’il se préoccupe de ce que je pense de lui ?
Alors qu’il s’installait sur son divan d’observation à côté de moi, j’essayais de ressentir le fonctionnement de son corps mécanique. Cependant, sa présence était si pénétrante que cela revenait à fixer le soleil. « Sais-tu où nous sommes ? », m’a-t-il demandé.
« Dans un coin de la galaxie qui a été colonisé il y a de cela bien des années », ai-je répondu en fermant mon œil intérieur pour me protéger de son éclat. Une étoile n’est qu’une explosion qui ne peut échapper à l’appétit de sa propre gravité, ai-je alors pensé. « La malchance au cours de la dispersion d’une supernova a laissé cette zone sans le moindre métal, et il ne reste désormais plus que de faibles étoiles, des mondes morts et de l’hydrogène. »
« Un lieu de pauvreté, a-t-il suggéré, un cimetière. »
« Vous parlez souvent de la mort, votre Majesté. »
« La connaissance de la mort est la clé du bonheur. » Il a alors tapoté le banc à ses côtés comme s’il retrouvait un ancien ami. « Regarde par ici. Imagine les milliers de milliards d’êtres qui ont vécu parmi ces étoiles. Penses-tu que certains ont été heureux ? »
« Je l’espère. »
« Pourquoi, Match ? Pourquoi certains seraient-ils heureux et d’autres misérables ? »
« Ils avaient peut-être plus de métal », ai-je alors suggéré d’un ton sec.
« Exactement !, a-t-il lâché en frappant dans ses mains, manquant de justesse de me faire tomber. Le bonheur est comparatif, Match. Je peux t’assurer que si un homme riche vivait aux côtés d’une femme dix fois plus riche que lui, il ne serait jamais satisfait, et ce même s’ils étaient mariés. Il se sentirait pauvre en la regardant. Même les satisfactions les plus élémentaires de notre biologie requièrent un contraste : l’absence de soif, l’absence de faim, l’absence de solitude. »
« Il s’agit là d’une philosophie enfantine, votre Majesté, ai-je protesté. Il nous faut connaître la douleur pour ressentir le plaisir ? Nous avons besoin de la perte pour apprécier le gain ? Un faible dirait cela. Vous m’avez pourtant dit un jour que ce prêchi-prêcha était utilisé par les misérables pour excuser leur malheur. Les souffrances ne décuplent pas le bonheur. La peur ne nous bénit pas. La véritable satisfaction se suffit à elle-même. »
Il m’a regardé d’un air satisfait, ravi de ma perspicacité et de la manière dont mes mots reflétaient sa propre sagesse. « Quel était le défaut dans mon empire, Match ? Pourquoi Ghaul m’a-t-il renversé ? »
J’ai rapidement compris qu’il ne souhaitait pas entendre ma première réponse : parce que ceux qui avaient été lésés et rendus furieux par ses réformes cosmopolites s’étaient unis sans qu’il s’en aperçoive. « Parce que vous ne craigniez pas la mort, votre Majesté ? »
« Exactement ! J’ai ouvert grands les bras afin d’étreindre tout mon peuple, leur offrant la consommation sans limites et la célébration sans fin. Les étoiles brillaient nettement et j’en suis venu à oublier que même elles meurent. » Il s’est alors penché plus près de moi. J’ai ressenti une chaleur semblable à celle d’un four provenir de l’intérieur de sa peau contrefaite.
« Tu as raison. Ceux qui sont véritablement heureux n’ont nul besoin de souffrances et de malheur pour donner un sens à leur vie. Ils vivent dans le moment présent, en paix avec leur mort inévitable. Maintenant que j’ai accepté que tout ceci prendra fin…. les choses ont à nouveau un sens, Match ! J’en sais plus que le reste de l’univers. J’ai vu ce qui nous attend ! Je connais la valeur du moindre moment qu’il nous reste à vivre ! »
Il m’a alors souri et sa fossette a dévoilé des dents lumineuses. « Et je souhaite que tu accordes aussi de l’importance à ces moments, Match. Je me demande… y a-t-il quelque chose que tu souhaites me dire ? Quelque chose qui changerait le reste de ta vie. Ne t’y trompe pas, la fin approche, elle sera bientôt là, et tu n’auras plus aucune chance de corriger tes regrets. Alors pourquoi attendre ? Pourquoi ne pas me le dire ? »
Je ne me souviens pas de l’excuse que j’ai trouvée pour m’enfuir.