Elle se souvient des moindres détails du moment où elle est née.
Elle est sortie du Yang Liwei afin de mourir dans la lumière d’étoile. Elle ne peut laisser personne voir sa peur ou son émerveillement face à l’ampleur de la destruction, ou sa pitié pour les milliards d’âmes qui meurent dans les ténèbres autour de Sol. Elle ne peut pas se retrouver avec les autres membres d’équipage alors qu’ils s’accrochent les uns aux autres et se murmurent des paroles de réconfort, pas même avec sa mère. Elle ne peut abandonner son mystère.
Alors elle se projette loin de la coque, attachée par un lien de cinquante kilomètres.
Mais il n’y a aucune lumière d’étoile dans laquelle mourir. Les Ténèbres sont infinies. Les vagues de gravité tirent sur le lien, la ramenant vers le Yang puis la projetant en avant. Elle finit par sentir une nouvelle vibration le long de la ligne. « Ma sœur, transmet le lien, je viens te chercher. »
Mon frère, pense-t-elle, tu te perdrais en me suivant.
La voix de la Capitaine Li perce les bruits parasites, aussi faible qu’un murmure puis compressée en un cri perçant. Des pointes de rayonnement dur transpercent ses mots comme des balles, éparpillant les phonèmes en étranges artefacts de compression. « Ici le vaisseau interstellaire Yang Liwei qui s’adresse à l’entité interagissant avec nous. Nous ne sommes pas impliqués dans votre dispute avec les puissances entourant cette étoile. Nous sommes en mission pour faire éclore la vie ailleurs. Notre objectif est sans corrélation avec le vôtre. Nous réclamons votre indifférence… »
Le lien de Mara tremble à mesure qu’Uldwyn progresse. Elle l’attrape d’une main, et de l’autre, elle agrippe le vide, cherchant à sentir les vagues d’espace brisé qui tirent sur ses doigts. Elle sent que le néant autour d’elle n’est pas indifférent, qu’il connaît tous les buts, et que le sien les englobe tous. Il est infiniment hostile car il se doit de l’être.
Soudain, comme si le vide autour d’elle venait de connaître un Big Bang spontané, elle voit de la lumière.
Un point de lumière blanche pure qui brille dans le lointain cosmique. Ce n’est pas une simple luminance, car sa combinaison décompose le spectre lumineux. La lumière se décline sur les bandes radio, les micro-ondes, les ultraviolets, une pointe de gamma, une radiation totale et globale. Elle chante. Elle discute. Elle parle d’une voix plus ancienne que les soleils. Mara sent qu’elle pourrait analyser cette voix avec la transformation de Fourier1 pendant un siècle sans jamais parvenir à distinguer ses diverses parties. Cette voix est fantastique et effrayante, perçante de vérité. Mara comprend ce qu’ont ressenti ceux qui sont morts lors d’accidents dus au rayonnement : un flash unique à la puissance invisible brûle tous les avenirs possibles, sauf un. Elle sent que son âme s’ionise, projetée dans un état énergétique supérieur.
La lumière perce les ténèbres. Ce n’est pas un lever de soleil, un mur ou une inondation, c’est un seul rayon crépusculaire, un mince éclat qui perfore l’obscurité de la nuit pour l’atteindre. Il illumine Mara, Uldwyn et le Yang Liwei.
Mais ce n’est pas suffisant. Il ne peut vaincre l’ombre.
Mara se retrouve donc à dériver entre la Lumière et les Ténèbres, sur le gradient du crépuscule à l’aurore qui s’étend entre les deux.
Elle ressent une lutte, une bataille, un équilibre atteint : pas une trêve, mais une limite infinie semblable à une division par zéro, la collision entre deux éternités violentes. Mara requiert des indications télémétriques au Yang Liwei, et son détecteur est assailli par le cri terrifié de ses instruments gravitationnels. Elle crie aussi, une plainte sauvage entre folie et perte : un loup hurlant aux étoiles. Elle comprend ce qui se passe. Une trop grande quantité d’énergie est rassemblée en un même point. L’univers est horrifié par le paradoxe. Rien de tout ce qui est témoin de cette collision d’infinitudes ne peut être autorisé à s’échapper. Le cosmos doit censurer un tel embarras. Il doit séquestrer l’anomalie.
La pente de l’espace-temps autour d’eux est devenue trop escarpée, et toute trajectoire vers l’avant ou l’extérieur se retrouve retournée vers le centre, où la Lumière et les Ténèbres se rencontrent. La définition d’« avenir » est devenue synonyme de celle d’« intérieur » C’est pour ça que cela s’appelle l’horizon des événements : pour un objet dans l’horizon, le chemin de tous les avenirs possibles ou visibles mène inévitablement au centre. Tous les événements mènent à l’intérieur.
Une singularité se forme autour d’elle. Un kugelblitz : un trou noir créé par la concentration de l’énergie brute.
« Mara !, hurle Uldwyn, Mara, tu es trop avancée ! »
Mara pense au visage de sa mère. Elle entend Osana dire : Je ne peux pas veiller sur toi comme une mère le ferait. Je dois faire mes choix maintenant.
Elle enclenche la commande de détachement du lien.
La gravité s’empare d’elle. Elle tombe en avant dans l’espace et le temps, dans l’avenir, dans le mystère. Le Yang Liwei se trouve derrière elle. Uldwyn est derrière elle. Elle veut être la première.