Cosmogyre III

Légende 6 sur 7 de la série La Chute de l'Exode Vert
 

Les étoiles ont disparu. L’univers est noir, un voile de néant posé sur le Yang Liwei, ses quarante mille passagers endormis, ses neuf cents membres d’équipage, et peut-être même la totalité du système solaire. Il est impossible de le savoir, car il est impossible de voir au-delà de la coque. Le vide est devenu hostile à la propagation de la lumière. Les ténèbres les entourent.

Le vaisseau est ballotté par des vagues de gravité qui font onduler l’espace-temps.

« Rapport ! », ordonne la Capitaine Li. Son détecteur s’illumine en recevant la télémétrie positionnelle des gyro-laser en anneaux, des satellites-balises, de la texture d’arrière-plan des micro-ondes cosmiques, de la cartographie du champ électromagnétique galactique : tous les instruments sont inutiles, perturbés, crachant des données incohérentes. « Toutes les stations au rapport ! »

« Officier en charge de la dynamique de vol au rapport. Moteur principal en sécurité. Fonctionnement imprévisible des propulseurs. Contrôle d’altitude sans cesse basculé en mode manuel. »

« Guidage. Je n’ai aucune position. Impossible d’obtenir un vecteur. Nous nous déplaçons, mais impossible de dire comment ou vers où. »

« Officier en charge des communications intégrées. Pas de communications externes. Les réseaux internes fonctionnent par intermittence. »

Une incroyable sensation percute la Capitaine Li. Un gargouillement et une vibration dans son ventre, dans sa moelle épinière, et dans les éléments constitutifs de son être. C’est la vibration, le son même de la structure de son être qui est froissée et étirée. La distance entre les atomes de son corps se réduit, puis s’agrandit. Le cycle se répète sans cesse.  Pendant un moment, elle sent que le bout de ses doigts et ses orteils se détachent de son corps, arrachés par la force des vagues. Cela ressemble au son le plus grave sorti du plus gros caisson de basse jamais construit. Elle a l’impression que Dieu lui chuchote de l’ASMR directement dans l’oreille avec sa voix grave.  Cela picote, cela électrise, et cela laisse un sillage subsonique d’effroi et d’attente.

Elle frissonne. « Des ondes de gravité, explique-t-elle. Parle-moi, Géode ».

L’officier en charge de la géodésique de l’espace-temps semble avoir reçu un Nobel. « C’est fantastique ! », exulte-t-elle, pleinement consciente qu’elle et tous les autres sont sur le point de mourir, mais entièrement transportée loin de ces considérations temporelles par l’extase scientifique. « Pouvez-vous sentir ce grondement ?  Nous subissons des ondes de gravité à haute fréquence et grande amplitude.  Phaéton attaque. Les axions se décomposent à travers la coque. Des neutrinos stériles. Tout vient d’une source en position, euh, zéro quarante-cinq point zéro trois zéro relatif, et de distance… très variable. »

Une nouvelle vague traverse le Yang Liwei. Tout ce qui se trouve sur le vaisseau se compresse et s’étire simultanément à mesure que les ondes de gravité déforment la géométrie de l’espace-temps. « Est-ce le fantôme ?, demande Li alors que son vaisseau émet une vibration subsonique. Est-ce ce vaisseau fantôme qui émet ces vagues ? »

« Je n’en sais rien du tout !, exulte l’officier géodésique. Tout cela n’a absolument aucun sens ! Ouah ! »

Alice Li sent instinctivement que quelque chose d’ancien et de malveillant s’en prend à eux, une main étendant un milliard de doigts pour venir caresser les atomes de leurs êtres, déboussolant au passage leurs protons et grattant leurs nerfs comme les cordes d’une guitare. Une langue divisée en dix milliards de fourches qui goûtent la surface de leurs cerveaux. La sensation de mort imminente se fait de plus en plus présente. Elle sait avec certitude que ce qui est sur le point d’arriver à tous les membres du vaisseau est bien pire que la mort. Les ténèbres les connaissent désormais. La chose qui est venue tuer l’humanité les a goûtés.

« Communications. » Elle s’accroche à son harnais de sécurité alors que le vaisseau grogne au passage d’une nouvelle vague. Ses os grincent à mesure qu’ils s’étirent. « Dernier rapport sur le Voyageur ? Aucun signe d’intervention ? »

« C’était près de la Terre, Capitaine, et des tirs d’armes à fort potentiel recouvraient le signal. Rien de plus. »

« Compris. » Eh bien… Elle n’est pas arrivée jusqu’ici pour regarder en arrière et implorer un dieu extraterrestre pour son salut. Au centre de son détecteur se trouve le décompte des votes de son équipage. Nous continuons. Nous ne retournons pas à la maison. Notre destin se trouve devant nous, pas derrière.

« Sortez une antenne, ordonne-t-elle. Je veux que toutes nos sondes et nos satellites sortent. »

« Capitaine, proteste l’officier de communication, le vide ne permet pas la propagation des signaux… »

« Nous envoyons encore des signaux en interne, non ? Utilisez une ligne fixe ! Passez des fils entre les satellites ! Je veux qu’un transmetteur soit à l’extérieur, et je veux pouvoir diffuser un message. »

Son équipage la regarde fixement. « Capitaine ?, s’interroge l’officier en charge de la dynamique de vol, que voulez-vous diffuser ? »

« Une déclaration de neutralité. » Alice Li grince des dents alors qu’une autre vague la traverse. Ses molaires qui s’entrechoquent résonnent dans son cerveau. « Quoi que soit cette chose à l’extérieur, elle est venue pour le Voyageur. Nous allons lui dire que nous ne faisons pas partie de cette guerre. Que nous avons renoncé à l’existence humaine selon les termes du Voyageur. Nous allons demander à être traité en tant qu’espèce à part, et non comme partie intégrante des conflits de l’humanité.

Et nous allons prier pour que cette chose puisse apprécier la différence. »

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Références