IV : Peu de mots, trop de sang

Légende 5 sur 5 de la série La leçon de Saladin
 

Le vent hivernal balaie la forêt de pins. Une couche de neige fraîche recouvre les plus hautes branches. Isirah fait remarquer que les arbres ont bien poussé depuis la dernière fois que Saladin les a vus. Pourtant, il ne peut les imaginer en train de vieillir. Il ne voit que ce qui est là maintenant. S’il avait pu rester sous leurs épines pour les regarder pousser pendant cinquante ans, remarquerait-il la différence ?

Le lieu où il avait mis à feu et à sang le camp du Seigneur de Guerre est couvert de végétation et de neige. Mentalement, il trace une ligne du camp jusqu’à l’endroit où il avait rencontré Fera, il y a tant d’années, jusqu’au village de Kepre d’où semble s’élever une vague fumée. Peut-être un feu pour cuisiner. Du bacon lui ferait plaisir. Saladin passe la tête au-dessus de la falaise d’où il avait chuté jadis puis enjambe le vide.

Sous la neige fondue, Saladin et Isirah trouvent le chemin autrefois très emprunté qui mène au village de Kepre. Personne ne vient à leur rencontre, mais Isirah capte plusieurs signes de mouvements sur ses scanners. « Des animaux », suggère Saladin. Il remarque pourtant entre les branches une fumée noire qui se densifie au milieu des flocons.

 

Une brume fantomatique s’infiltre entre les pins pendant que le duo entre dans le village de Kepre. Une odeur de poils roussis et de porc brûlé envahit l’air. Seigneur de Fer et Spectre échangent un regard avant qu’Isirah se décompile. Saladin fonce dans la clairière, Remède du bouffon en main, écrasant la neige sous ses lourdes bottes. Il suit des traces de sang luisant au milieu du sol couvert de blanc jusqu’aux enclos, vieux squelettes de bois décrépits. Il retrouve Isirah devant la structure rouillée d’une cabane en ruines. Et là, il les voit, à travers la neige qui tombe dru et les lambeaux de rideaux :

Des tombes. Des rangées de tombes. Puis des tas de cailloux. Et des monticules nus de terre à peine retournée. Derrière les tombes, de la fumée s’élève d’une dépression artificielle. Saladin est obnubilé par le nombre de tombes. Il les compte en avançant et arrive au bord de la fosse fumante. Compter ne sert plus à rien… Une masse de chair s’y trouve, en position obscène, rappelant le carnage qui avait eu lieu ici. Elle continue à brûler lentement dans l’air glacial.

Le regard de Saladin plonge dans les orbites enfoncées d’un visage calciné. Il imagine Kepre lui rendre son regard. Est-ce lui ? Tous ses traits sont brûlés. Et les années en plus. Saladin se retourne pour trouver Isirah en train d’étudier quelque chose dans la cabane. À travers les flammes qui scintillent dans ses yeux, il voit la reproduction grossière d’un sceau de Fer nichée dans un crâne de loup noirci.

**

L’antenne de l’Âge d’or ne recevait plus de signaux. Elle était pliée, incapable de capter autre chose qu’elle-même, mais toujours en mesure de faire du bruit dans le ciel. Une nouvelle colonie s’était installée près d’elle, entourée d’une clôture hérissée de poteaux en bois, et construite tout autour de la cuvette dans une forme en spirale. Saladin s’avance dans le campement étrangement vide et descend tranquillement. Le bâtiment dans lequel il était entré par une trappe est maintenant ouvert aux quatre vents. Un chemin marqué de pierres s’incruste peu à peu dans le sol à force d’être emprunté à pied. Une mousse rougeâtre prend racine dans la boue entre les pavés. Le chemin mène sous terre dans une salle ouverte, comme un estuaire. Il demande à Isirah de rester à l’extérieur pour couvrir ses arrières.

Des yeux d’argent percent au fond de la salle peu éclairée qui a été bâtie à partir des stations de communications alentour. Saladin regarde la lune se refléter sur eux comme deux esprits dansants. Il voit son reflet dans ce regard dénué de peur.

« Je ne pensais pas te revoir un jour ici, petite. »

« Ça fait longtemps qu’on ne m’a pas appelée petite. » Fera, chef de meute, est assise sur un trône fait de bric et de broc au fond de la salle, huit solides mitrailleurs à ses côtés. C’est une femme, à présent. La violence et les décennies ont laissé des traces sur sa peau brûlée par le soleil et sur son visage flétri. Son doigt tapote une oreille à moitié découpée, cicatrisée depuis longtemps. « Tu es venu de loin. Pourquoi ? »

« On parle de loups enragés qui rôdent dans le pays. » Saladin regarde les hommes qui entourent Fera. « Ce sont les tiens ? »

Fera lorgne l’emblème gravé sur l’armure de Saladin. « Ma meute. La plupart sont partis chasser. »

« J’ai éliminé le Seigneur de Guerre et tu as pris sa place. » La voix de Saladin est pleine de rage.

« Comme toujours, répond Fera. Quelqu’un a dû faire régner l’ordre en ton absence. »

Saladin parcourt la pièce d’un regard dégoûté. « Ce n’est pas ce que je t’ai appris. »

Fera sourit puis regarde ses camarades. « Ah bon ? Ce sont des orphelins de la forêt, comme moi. »

« Tu t’es perdue ! » aboie Saladin en avançant vers elle et en glissant son doigt vers la gâchette de son arme, encore dans son étui.

Fera glousse. « Parce que je t’ai suivi. Je leur ai demandé de me pardonner pour avoir volé, et ils m’ont coupé l’oreille… La fois suivante, je les ai détroussés. Et j’ai continué jusqu’à ce qu’il ne leur reste rien. » D’un geste ample, elle englobe ses disciples grimaçants et des tas de marchandises volées. « La meute décide de ce qui est le mieux pour tout le monde. »

« Les Seigneurs de Fer ne massacrent pas des villageois innocents. Nous n’affamons pas les gens. Je ne tue pas des enfants », s’énerve Saladin, sentant la chaleur monter en lui.

« Que fais-tu quand un Seigneur de Guerre ne se soumet pas ? Tu imposes l’ordre, vieux Seigneur gris. J’ai bien retenu la leçon. » Elle se replace dans son siège. « Tu m’as appris ça le jour où tu as enlevé le fusil de mes mains. Le jour où tu as détruit le camp de Jaxxen. J’ai compris. »

« J’ai eu tort de croire que ce dont tu avais besoin était de la pitié », souffle Saladin.

Le Seigneur de Fer dégaine promptement son Remède du bouffon et abat en un clin d’œil le loup le plus à droite de Fera. La meute est sidérée. Il s’avance et donne un coup de pied dans le trône de Fera, les envoyant glisser, elle et son siège, plusieurs mètres plus loin, jusqu’à se retrouver coincée contre le mur du fond.

Le loup tout à gauche de Fera tire une étrange machette de son étui et attaque. Saladin saisit la hache dans son dos avec son autre main et découpe le bandit en deux du front au bassin. Les deux moitiés du corps glissent mollement au sol. La meute horrifiée s’immobilise au milieu des mares de sang. Fera pousse un cri haut perché : « Tuez-le ! »

Des canons s’illuminent de tous les côtés alors que les balles fendent les airs. Saladin se retourne pour affronter le gros de la meute, qui vide des chargeurs aussi facilement que son armure et son corps les reçoivent. Il en tue deux. Pas d’endroit où s’abriter. Impossible de battre en retraite. Il fait les comptes.

Les loups meurent autour de lui en geignant. Un tir de fusil à pompe lui arrive en plein dans l’épaule, le sang gicle et il lâche son pistolet. Il titube en arrière sous le poids des blessures. Des gouttes rouges sortent de son épaulette, mais il ignore la douleur. Il enflamme son bras dans une Lumière aveuglante et abat un marteau solaire qui enfonce le crâne du loup au fusil à pompe dans un crépitement sourd.

L’avant-dernier loup laisse tomber son arme vide et essaie de s’enfuir. La hache de Saladin tournoie à travers la salle pour aller s’enfoncer dans le dos du lâche. Il s’effondre sous la puissance de la lame en fusion et prend feu. Saladin se tourne désespérément vers le dernier loup, qui essaie de recharger son arme. Il se met à couvert pour arroser le Seigneur de fer. Saladin charge à travers les rafales et l’envoie valser dans le mur. Ses poings crépitant d’énergie cryo-électrique se déchaînent contre son adversaire et le réduisent en bouillie de chair.

Saladin voit Fera, toujours en train de lutter pour se décoincer de son trône. Tout brûle autour d’elle.

Il grimace en retournant le trône, la saisit des deux mains par le cou et la lève à sa hauteur. Ses doigts écrasent sa gorge jusqu’à sentir ses os. Il souffre de partout. Il s’arrête pour reprendre son souffle. Pour essayer de voir des remords dans ses yeux.

Fera pose doucement la main sur les doigts de Saladin. « Quand te fera-t-on payer ta violence ? » gémit-elle.

Leurs regards se croisent. Saladin relâche sa prise.

De son autre main, Fera plonge une fine lame dans le cou de Saladin. Il tressaille de douleur et tourne la tête pour découvrir le petit morceau de métal entre les mains de Fera. Il croise à nouveau son regard. Elle n’a pas peur. Il l’étrangle jusqu’à ce que les os cèdent. Il la lâche et tout son corps s’effondre à ses pieds. La vie quitte lentement son regard, remplacée par la douleur alors qu’elle vit ses derniers instants.

Saladin ramasse son pistolet et met fin à ses souffrances.

Isirah flotte près de la clôture du camp. Face à elle, le soleil levant perce à travers les flocons. Saladin grimpe jusqu’à elle avant qu’elle ne soigne ses blessures. Ce voyage est une pénitence purificatrice, se dit-il.

Il peut supporter la douleur.

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Références