Le soleil aqueux, partie I

Légende 10 sur 13 de la série La Chute de l'Arcologie
 

Maury Yamashita plonge dans la mauvaise eau.

Ce n’est pas du tout de l’eau, mais c’est ainsi que l’on nommé les dauphins, mauvais océan, parce que nager à l’intérieur est affreux. À pratiquement -200 °C, le méthane est si glacé que le vide, l’apogée du froid, réchauffe Maury. Il porte une combinaison souple truffée de couches microscopiques de vide, enveloppées dans des nanostructures cristallines qui empêchent même la lumière de passer à travers : le froid ne peut pas entrer… et sa chaleur corporelle ne peut pas sortir.

Il est désormais en train de cuire dans un océan aussi froid que le neuvième cercle de Dante. Bien sûr, il pourrait ventiler la chaleur, la combinaison le permet, mais cette chaleur extrairait l’azote hors de l’océan de méthane-éthane, et les bulles formées le ralentiraient. Cela n’est pas acceptable pour des tas de raisons, l’une d’elles étant qu’il était déjà trop lent. Le méthane liquide est deux fois moins dense que l’eau, alors ses immenses nageoires et ses propulseurs sifflants peinent à prendre appui dessus.

L’autre bonne raison, c’est qu’il mourra s’il n’arrive pas à remonter à temps.

« Maury, murmure son détecteur dont il a réduit le volume au minimum, revenez. Cela ne vaut pas la peine d’y perdre la vie. »

Désolé, Mia, pense-t-il. Cela le vaut, sinon cela signifie que ma vie vaut plus que la leur, et je sais que ce n’est pas le cas. C’est moi qui les ai placés là. C’est à moi de les sortir.

Il a toujours apprécié ces petits essaimeurs.

L’ossature du dôme 2 l’entoure de toutes parts, tel un labyrinthe d’étais ultralégers et de nœuds de câbles sinueux. L’ombre d’un super-porteur titanesque bloque la faible lumière du soleil provenant de la surface. Il sent la mince coque des propulseurs du navire tentant de se décrocher de l’amarrage du dôme 2 et d’acheminer un autre chargement de passagers congelés vers un élévateur d’évacuation. Si Maury regarde vers le bas, ses lumières éclairent un embrun poussiéreux de plancton azotosomique, la vie méthanique primitive. S’il regarde à nouveau vers le dôme 1, il parvient à peine à distinguer la silhouette lisse et imposante du Duiker, le sous-marin de recherche en haute mer amarré au-dessus de l’Arcologie. E.F. Babatunde se trouve à l’intérieur, suppliant sans doute quelqu’un de lui expliquer la situation.

Il plonge. Ses dauphins sont en sécurité en eau libre. Il doit faire sortir les essaimeurs de leur enclos de recherche.

« Ancres des marées découplées, confirme Xiana McCaig. La sous-structure du dôme 1 est aussi distendue que possible. Le dôme 2 présente des erreurs de températures, mais des drones sont en chemin. Maury, je vous en prie. Nous n’avons aucune idée de ce qui se passera si ce tremblement se déclenche. Revenez ici ! »

« Je reviens bientôt, promet-il. Je vais simplement ouvrir l’enclos de recherche pour que les essaimeurs puissent sortir… »

« Allah, murmure Ismail Barat. C’est parti. »

« Qu’est-ce qui est parti ? » demande Mia.

« L’attraction. La masse fantôme. Elle est… partie. La lune reprend sa forme sphéroïde. Je détecte des vagues primaires sous la surface de l’océan. C’est un tremblement. C’est un tremblement ! Maury, éloignez-vous de la sous-structure ! Éloignez-vous ! »

Maury imagine plus de 60 mètres de déformation lunaire, la masse de Titan tirée vers le haut en une goutte pointée vers le ciel… et soudainement relâchée, se brisant, grinçant et broyant de la matière pour retrouver l’équilibre. Des crevasses dans la glace crachant des panaches d’eau et d’ammoniac. Des tables glaciaires de la taille d’un continent se heurtant, rebondissant et vêlant comme des icebergs. La totalité du vaste océan intérieur clapotant afin de reprendre sa place.

« Les essaimeurs », dit-il en se débarrassant de ses caissons de flottabilité.

Sans eux, il est bien plus dense que la mauvaise eau qui l’entoure, et il plonge tel un parachutiste vers le croisillon sous-marin qui retient l’enclos des essaimeurs. La gravité de Titan est peut-être clémente, mais même une douce accélération finit par se faire sentir. Il heurte violemment le fond et la surface de feuilles métallifères expulse l’air de ses poumons. Il a le souffle coupé et manque de s’étouffer. Il cherche une prise à tâtons avant de glisser et de tomber dans les abysses. Il bascule… Non ! Non ! Il ne basculera pas ! Il ne tombera pas !

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Références