Des visages larges comme des boucliers

Légende 4 sur 13 de la série La Chute de l'Arcologie
 

Mia van der Venne a plus de 200 ans. Les changements sont rapides ces derniers temps, et vous en voyez plus au cours de votre vie. Des changements tels que la possibilité pour Ismail de prier non pas en direction de La Mecque, mais en direction de son emplacement si la ville était transposée de la Terre sur Titan. Ou comme celui de la grandeur et de la décadence du culte de la personnalité de Bray. Ou les nouveaux mondes rendus accessibles à l’humanité par le Voyageur.

Ainsi que des changements comme celui de la femme qui se fait désormais appeler Monarque six.

Elle possède la carrure compacte et endomorphique d’une mère, une forme qui semblerait tout à fait ordinaire si elle n’était pas surmontée d’yeux lumineux, de joues creuses, d’une mâchoire lourdement blindée et d’un cuir chevelu dépouillé et troué de capteurs. La puanteur d’essence de l’atmosphère de Titan se détache d’elle, mélangée au mordant astringent et aseptisant du vaporisateur du sas. Comme tous les Exos, elle a été un être humain, quelqu’un qui a troqué sa chair contre l’immortalité ténue d’un corps de guerre. Mia pense injustement qu’elle ressemble à un mannequin en colère.

« Bienvenue à l’Arcologie du Nouveau-Pacifique », lance Mia. Loin sous leurs pieds, les lumières des quartiers résidentiels s’estompent et s’éteignent à mesure que les habitants se dirigent vers les stations de capsules. Les kiosques d’information s’illuminent d’un bleu lointain, indiquant les directions à suivre aux personnes perdues. Un robot aspirateur se hâte sur la passerelle derrière eux.

« Administratrice van der Venne, déclare la femme après un examen poussé. Merci pour votre accueil. » Elle se retourne afin de prendre quelques pièces d’équipement. Un flash d’usages clignote dans l’air à côté d’elle, sans aucune personnalisation : il contient uniquement l’avertissement standard contre le chauvinisme de substrat.

« Bonjour, Morgan, lâche David Korosec d’une voix douce que Mia n’a jamais entendue, une douceur qui ne lui est pas adressée. Es-tu plus heureuse ? »

Il semble avoir attendu une éternité pour poser cette question.

Monarque six lève les yeux, arborant une surprise tout à fait humaine. « David, répond-elle avec prudence. Ne me dis pas que tu es encore… »

« Éthicien ? Désolé, Morgan. C’est toujours le cas. »

« Alors je ne m’adresserai pas à toi », réplique l’Exo en se tournant vers Mia. Administratrice van der Venne, je suis ici dans le cadre du protocole de sécurité spécial de SOLSECCENT en cas de crise extrême. Je dois vous demander de suivre mes ordres et de m’assister autant que faire se peut dans notre mission. »

Une caisse à huit pattes sort du sas derrière elle, gardée par deux Exos silencieux. La bête de somme présente une armure corporelle et des armes à feu : pas uniquement des fusils de béatitude ou des araignées de contrainte, mais des véritables armes létales.

« Non, répond Mia en montrant plus d’énervement qu’elle le souhaitait, mais moins que ce qu’elle ressent, je ne vous permettrai pas d’entrer avec des armes mortelles. C’est une colonie légalement autonome, sous le régime de… »

Morgan pointe sur elle une main à lames. La suggestion symbolique de violence est suffisamment choquante pour arrêter Mia au milieu de sa phrase. « Administratrice van der Venne,  une urgence CARRHES LA BLANCHE est en cours1. En tant qu’agent de CMD-IA, j’ai le droit d’employer la force si cela s’avère nécessaire.  Donc si vous ne me conduisez pas là où je dois me rendre en me facilitant l’accès à mon objectif, je vous réalignerai sur les paramètres de ma mission. » Elle incline la tête d’une façon très humaine. « Me suis-je bien fait comprendre ? »

« Menaceriez-vous de faire feu sur moi ? » Mia fixe l’Exo d’un air incrédule. Elle n’a pas vu d’armes depuis presque 50 ans, et non seulement il y en a chez elle, mais en plus elles sont pointées dans sa direction.

« Je ne vous tirerai pas dessus, les aiguilles du cuir chevelu de Morgan se mettent à briller. Mais je vous dirai que je pourrais le faire si cela s’avérait nécessaire. »

« Cela n’est pas correct !, hurle David. Je te connais, Morgan. Tu crois en la sacrosainte volonté humaine, en la primauté des décisions individuelles informées, et en la nécessité pour les acteurs puissants d’obtenir le consentement. La personne que je connaissais n’aurait jamais… »

« La personne que tu connaissais aurait peut-être eu du temps à perdre avec cette conversation », lâche Morgan avec un dédain non voilé. Le tutoiement implique une histoire personnelle partagée que Mia n’a ni le droit ni le besoin de connaître. « Mais moi, ce n’est pas le cas. Administratrice, mon équipe va désormais se rendre au laboratoire de Shanice Pell afin de sécuriser notre objectif. Si vous venez avec moi, cela ira sans doute plus vite. Sinon, les choses pourraient prendre une tournure moins enviable. À vous de choisir. »

Bien sûr. C’est évidemment lié à Shanice Pell. Qui d’autre ?

Une alarme silencieuse se déclenche dans le détecteur de Mia, elle lui fait l’effet d’un serpent s’enroulant autour de son poignet. Plus bas dans les quartiers résidentiels, un des citoyens a soulevé trop de caisses et il présente les premiers symptômes d’une crise cardiaque. Les TMU sont en route donc il ne s’agira peut-être pas du premier mort de la journée. Peut-être. La vie est si aisément perdue. C’est à elle qu’il convient de le rappeler à ceux qui l’oublient.

« Je vous escorterai jusqu’au laboratoire, répond-elle. Puis-je supposer que vous cherchez à contenir certaines données du laboratoire de Pell ? Devrais-je fermer notre espace aérien ? Nous sommes au beau milieu d’une… »

« Vous ne ferez rien, réplique à tort Morgan, mais avec assurance. Je désactive tous vos canaux de communication avec les satellites autres que ceux textuels et ceux servant à la télémétrie de vol basique. »

« Qui a ordonné cela ?, la presse Mia. De quel droit SOLSEC impose-t-il un protocole autoritaire sur mon Arcologie ? »

Morgan ne procède pas à la correction évidente :  pas qui l’a ordonné, mais quoi .

Cette légende fournit des informations intéressantes concernant les sociétés et moeurs de l’Âge d’Or.

  • L’Arcologie était une colonie gérée de façon autonome, même s’il semble qu’elle ait été rattachée à un pays/empire ;
  • L’usage des armes a été abandonné depuis de longues années, et leur recours par l’exo est considérée comme offensante, ce qui suggère une harmonie et des échanges pacifiques entre les peuples/pays du système solaire ;

A noter également que le nom de la légende (« Des visages larges comme des boucliers ») semble être une nouvelle référence religieuse, cette fois issue de l’islam. Certains hadîths mentionnent qu’une invasion des Turcs, un peuple « aux visages larges comme s’ils étaient des boucliers », serait annonciateur de la promesse vraie (la fin du monde).

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Références