Plus Lionel mettait de pétales dans son sac-poubelle, plus il lui semblait qu’il en restait à ramasser. Son dos, légèrement courbé avec l’âge, le faisait souffrir et lui signifiait d’arrêter de se pencher et de travailler.
Un homme vêtu d’un long manteau l’observait depuis l’autre côté de cet immense couloir. Lionel avait supposé qu’il finirait par partir, mais l’homme était resté, immobile, jouant avec une pièce verte.
« Je peux vous aider ? », demanda Lionel qui commençait à s’agacer.
« Ils demandent aux personnes âgées de faire ça ? Les cadres d’entretien ne peuvent-ils pas s’en occuper ? »
« Ça va plus vite comme ça. On retrouve des pétales partout après… je sais plus comment les gamins appellent ça. »
« Les Jours Garance. »
« Voilà, c’est ça. »
« Allons ! Personne n’est trop vieux pour célébrer les Jours Garance. »
« Ma femme est morte le jour où la Tour est tombée. »
L’homme observa le plafond. Lionel continua à balayer.
« Je n’ai rien à faire aujourd’hui, déclara l’homme. Laissez-moi m’en occuper à votre place. »
« Non, merci. »
Lionel déposa à nouveau les pétales de sa pelle dans son sac, puis se retourna et s’avança pour tomber nez à nez avec les deux mains tendues de l’homme : les paumes vers le haut, elles étaient remplies de cubes de saphir brillants.
« Ça fait beaucoup de Lumen », lâcha Lionel en regardant l’argent et l’homme par alternance.
« Ils sont à vous. Laissez-moi finir ce travail à votre place. »
« Vous êtes un Gardien ? »
« C’est compliqué. »
Lionel observa le potentiel matériel à l’état pur qui se trouvait dans les mains de l’homme.
« Je prendrai aussi votre gilet et votre chapeau, lâcha l’homme. S’il vous plaît. »
***
L’homme ôta son manteau et enfila le gilet orange de Lionel. Il enfonça également son chapeau très bas sur sa tête, se couvrant les yeux. Alors qu’il marchait, il passa à côté d’un cadre balayant consciencieusement l’antichambre attenante. Il s’arrêta pour pointer du doigt le couloir couvert de pétales qu’il venait de quitter. « Tu as manqué un coin », dit-il. Le cadre le fixa, puis observa le couloir. Il s’en alla alors vers son nouvel objectif.
L’homme se remit à marcher.
***
Aunor Mahal, l’Arcaniste, passa à côté d’un technicien de maintenance vêtu d’un gilet orange qui vidait une poubelle dans un grand sac en plastique. La porte du Consensus se referma lourdement derrière elle.
L’Avant-garde et les représentants des différentes factions de la Cité s’étaient rassemblés autour d’une immense table. Le siège de Cayde était vide.
« Le Vagabond ne représente aucune menace immédiate pour la population, déclara Zavala au Consensus alors qu’Aunor approchait. C’est pourquoi nous souhaitons lui accorder un bail plus permanent… »
« Mon Ordre n’est pas d’accord », le coupa-t-elle violemment.
Zavala se retourna. D’une légère inclinaison de la tête, il la présenta au reste du groupe. « Voici Aunor l’Arcaniste, représentante de l’Ordre praxique. »
« J’ai de la paperasse à remplir, alors je vais faire bref », lâcha-t-elle. « Avec l’accord de l’Avant-garde, l’Ordre praxique souhaiterait bannir le Vagabond de la Cité. Immédiatement. Nous le ferons nous-mêmes. »
Zavala se tourna vers elle. « L’opinion de l’Ordre a été notée. Mais la Cité accueille tous les Gardiens… »
« Ce n’est pas un Gardien. »
« La Cité accueille tous les représentants de l’humanité prêts à se battre pour la défendre. »
« Commandant, avec tout le respect que je vous dois, vous avez demandé à l’Ordre de participer à la discussion. » Elle regarda Zavala droit dans les yeux, puis fixa du regard tous les membres du Consensus et Ikora. « L’Ordre praxique existe depuis l’établissement de la Cité afin de conserver les artéfacts des Ténèbres hors des mains des Gardiens. D’après nous, le Vagabond représente une menace pour notre peuple aussi grande que Ghaul ou le Roi des Corrompus. »
« Continuez, ma fille », l’encouragea l’Intendant Hideo en pianotant sur la table.
« Ce n’est pas « votre fille » », lâcha Ikora.
Aunor les ignora tous les deux et reprit. « Le Vagabond a convaincu les Gardiens d’utiliser les Corrompus comme une arme. Pour assassiner des Gardiens. »
« Il n’y a eu aucune mort définitive », coupa Zavala.
« À notre connaissance, répliqua Aunor. Vous autorisez cet homme à normaliser les interactions avec les Corrompus. »
Ikora et Zavala se regardèrent.
« Au cours des derniers mois, l’Ordre praxique a constaté un nombre inédit de Gardiens dévoyés. »
« Dévoyés, dévoyés. Que signifie vraiment « être dévoyé » ? lâcha l’Arac’h Jalaal. Tout le monde est dévoyé de nos jours. C’est à la mode d’être dévoyé. »
« Vous le constaterez dans mon rapport, objecta Aunor. Certains ont même pris le nom de « Dredgen ». Vous voulez mon avis professionnel ? Les idées sont des choses puissantes, et le Vagabond en a beaucoup trop. Montez à bord de cette chose qu’il ose nommer un vaisseau et balancez-le d’un sas avant que la Cité ne connaisse un nouvel ge noir. »
L’Avant-garde et le Consensus l’observèrent en silence.
« J’ai de la paperasse à remplir, répéta-t-elle en se retournant. Vous savez où se trouve mon bureau. » En sortant, elle vit que le même technicien de maintenance s’était endormi près de l’entrée, le chapeau sur les yeux, appuyé contre une poubelle. Elle plissa les yeux.