Mémoire de Spectre : Clovis Bray

Légende 3 sur 22 de la série Les innovations de Clovis Bray
 

Extrait des mémoires non publiées de Clovis Bray II

Mon père détestait les cartes.

« Et sais-tu pourquoi je déteste les cartes ? », me demanda-t-il.

Je ne répondis pas immédiatement. Les questions de Père étaient souvent extrêmement subtiles, surtout lorsqu’elles paraissaient simples. Il me fallait généralement faire preuve d’une perspicacité et d’une sagesse considérables pour articuler une réponse.

Pour cette raison, je restais silencieux.

Qu’est-ce qui pourrait pousser mon père à détester les cartes ?

Une de ses associées entra dans le bureau. Mon père n’avait ni employés ni secrétaire. Il n’avait aucun héros non plus. Chaque personne, morte ou vivante, était un « associé » pour mon père, ses enfants y compris.

« Clovis », dit-elle.

Père l’avait entendue, mais il me regardait toujours.

Cette femme était jolie, et j’avais seize ans. En la regardant, je lui fis le plus grand sourire possible. Elle me fit un clin d’œil reconnaissant, tout en décrivant les résultats des cinq milliards de tests les plus récents de notre projet d’IA.

Dans le désert martien, mon père et quelques-uns de ses associés projetaient de construire des logements trop froids pour notre univers, et trop rapides pour être vrais.

Et moi, j’étais un môme de seize ans qui souriait à une jolie femme.

Mon père la remercia de l’avoir tenu informé, puis elle quitta la pièce.

Comme je le craignais, il me fixait toujours du regard.

« Je ne sais pas pourquoi tu détestes les cartes », fus-je obligé d’admettre.

Pour mon père, s’avouer ignorant n’était pas la pire des fautes. À ses yeux, faire mine d’être sage et perspicace lorsque cela était vain était bien plus grave.

« À cause de leur finitude. », dit-il.

Je hochais légèrement la tête.

« Les cartes persistent à comporter des bordures, des extrémités. Ainsi, on peut les dérouler proprement sur une table. L’univers, lui, ne fonctionne pas de cette manière. »

« Non, c’est vrai », acquiesçai-je.

Puis, il me posa une autre question. « Alors, dis-moi, comment est-ce que l’univers fonctionne ? »

Je fis semblant de bien prendre mon temps, comme si je considérais plusieurs réponses intelligentes pour n’en choisir que la meilleure. Mais au bout du compte, je lui donnai la réponse qui m’était venue instinctivement.

« Sans effort », dis-je.

Il se mit à rire. Bien que ça n’ait rien d’exceptionnel de sa part, le rire de mon père à ce moment précis me fit chaud au cœur.

« Peux-tu m’en dire un peu plus ? », me demanda-t-il.

« L’univers est infini, probablement à de nombreux égards », répondis-je. Puis, je fis l’énumération de quelques exemples : le nombre d’étoiles connues, la théorie des mondes multiples de la mécanique quantique, et puis l’ampleur considérable des mondes microscopiques qui se cachaient dans chacun des grains de sable martien.

Père hocha la tête.

Le sourire s’estompa de ses lèvres.

Puis, bien que je ne m’en rendis pas compte à l’époque, il dit quelque chose d’assez mauvais augure.

« Il existe des êtres pour qui l’univers est une carte », dit-il.

« Vraiment ? », balbutiai-je.

« Mais bien sûr ! Et, ce que nous essayons d’accomplir ici… Nous tendons la main vers ce qui se trouve au-delà des bordures, vers l’inconnu. Et nous en tirons de nouvelles couleurs pour les placer sur cette carte qui refusera encore et toujours d’être finie. »

Je jouais le rôle du bon fils, en faisant oui de la tête et en souriant.

Mais, j’avais seize ans, et je pensais surtout à la jolie femme qui m’avait fait un clin d’œil.

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Références