Imposition V

Légende 13 sur 18 de la série La vie des Éveillés dans le Défluent
 

Le rugissement subsonique des fusées franchit le seuil du bruit et atteint le mouvement. L’entendre, c’est le ressentir, et le ressentir, c’est se rappeler que l’on est plus un sac de fluides et de gelées qu’une entité solide. Membranes et gradients, solutés et pellicules : un corps est un véritable mélange. Mara pense à tout cela alors qu’elle observe le véhicule de lancement qui se sépare de ses propulseurs et file à travers les nuages. Les Éveillés auraient pu être des anges. Au lieu de cela, ils sont faits de chair.

« Voilà qui est fait. » La Reine Nguya Pin se lève de son trône portable et se redresse, dépassant Mara de deux têtes. « Choisissez votre remplaçante. Mon travail est terminé, et je n’en supporterai pas plus. »

Mara lui sourit. « Le travail d’une Reine est-il jamais terminé ? »

« Oh, ne m’insultez pas. » glousse la Reine. Elle époussette le pollen porté par le vent sur son pantalon. Le lancement du jour a balayé les arbres d’été d’un vent chaud. 

« Vous m’avez utilisée pour faire votre travail, politique et scientifique. Vous m’avez utilisée pour rassembler les scribes en un petit parchemin à votre disposition. J’ai joué le jeu pour le bien de la monarchie, Mara, pas parce que je suis une imbécile. Je ne sais pas ce que vous voulez ni pourquoi vous cherchez tant à garder les Éveillés mal à l’aise et insatisfaits. Je ne sais pas comment vous manipulez les acclamations. Mais lorsque j’abdiquerai, j’irai trouver Alis Li où qu’elle soit, et je lui poserai toutes les questions que j’ai à votre sujet. J’ai très envie d’en connaître les réponses. »

« Vous avez été une Reine fantastique, répond Mara, personne ne pourra jamais vous remplacer. » Elle déclare cela en pensa à Devna Tel, qui n’a jamais fait partie des scribes et dont le couronnement serait un moyen idéal de réprimer les quelques ambitions restantes des scribes.

Sjur Eido la retrouve près du vaisseau. « Nous aurons besoin d’une nouvelle Reine, lui explique Mara, sautant sur le côté de la rampe. Des nouvelles du satellite ? »

« Il n’a pas encore passé le point Lagrange. Qu’avez-vous fait à Nguya ? »

« J’ai trop élargi son horizon, j’en ai bien peur. » Tout comme ce satellite d’observation devrait permettre aux Éveillés de voir les choses à l’instar de Mara. Elle sourit en aidant sa garde du corps à monter sur la rampe, Sjur prétendant complaisamment qu’elle a besoin de la main de Mara. « Uldren devrait se trouver sur le terrain à Kamarina maintenant. Nous aurons le feu vert pour le rachat de cet interféromètre lorsqu’il aura terminé. »

Il y a de nouvelles étoiles dans le ciel. Mara les y a mises. Des télescopes en réseau orbitent autour du soleil froid du Défluent ; des capteurs d’ondes de gravité et des détecteurs de neutrinos primordiaux froids analysent la croûte. Grâce à des sociétés écrans et des capitaux d’amorçage, elle a transformé son monde en œil géant et l’a orienté vers les cieux. Sjur Eido a été son image publique ces dernières décennies, tandis que son frère s’est occupé des actions coercitives. Les jours des calculs échiquéens secrets à la cour de la Reine sont révolus : le soutien déclaré de Sjur Eido envers Mara a fait de cette dernière le visage de l’Eccaléisme et lui a donné les moyens de faire chanter tous les scribes de Gensym encore en place.

Pourtant, elle ne s’est jamais sentie aussi seule ou inquiète pour l’avenir. Sa mère lui a déclaré qu’elle usait de son pouvoir bien trop librement sur son frère, qu’il fallait qu’elle apprenne à se contrôler sinon sa mère et elle ne seraient plus amies.

« Mara ? », s’inquiète Sjur qui remarque l’expression hésitante de Mara. La connaissant parfaitement, elle change immédiatement de sujet pour la mettre plus à l’aise. « Que pensez-vous que nous trouverons grâce à ce satellite ? »

« La preuve que l’heure est venue pour nous de nous en aller, répond Mara. La preuve de ce que je sais depuis le début. »

Sjur fronce les sourcils et réfléchit. Elle ne se souvient guère de sa vie d’avant son éveil. C’est aussi le cas de la plupart des 891, mais c’est suffisant pour la troubler. « L’heure est venue de nous en aller… »

Les turbines du vaisseau montent en puissance puis deviennent silencieuses une fois leur vitesse de croisière atteinte. Sjur cherche à s’asseoir en face de Mara. Instinctivement, le visage impassible, Mara se pousse pour faire de la place à côté d’elle sur le banc, refusant ce que pourtant elle demande. Sjur fronce les sourcils.

« Ne dites rien, la prévient Mara, pas un mot. » Et elles passent le vol en silence, mais pas seules.

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Références